Pourquoi Paul VI a-t-il choisi saint Benoît comme patron de l’Europe ?
Dom Notker Wolf : J’étais présent au Mont-Cassin quand saint Paul VI a proclamé saint Benoît patron de l’Europe, le 24 octobre 1964. Les moines s’y étaient rassemblés autour de l’Évangile et d’une charrue, résumant ainsi ce qui nous guide : Ora et labora. Et rappelant aussi ce que l’Europe doit au monachisme. L’œuvre des bénédictins est considérable dans les domaines spirituel, culturel, économique – ce qu’ont souligné Paul VI au Mont-Cassin, puis Benoît XVI dans son discours des Bernardins en 2008. Même si bien d’autres ont contribué à façonner l’Europe ! Saint Colomban de Luxeuil n’a fondé lui-même que trois abbayes, mais il avait enclenché un mouvement tel que 300 monastères vivaient selon sa Règle au VIIe siècle. Et d’autres saints ont été proclamés co-patrons de l’Europe par Jean-Paul II. Par exemple Cyrille et Méthode, qui ont évangélisé sa partie orientale : Jean-Paul II était soucieux de l’unité du continent.
Comment cette Règle a-t-elle façonné la civilisation européenne, alors qu’elle n’a pas été conçue dans ce but ?
Sans doute Benoît n’imaginait-il pas la postérité de son œuvre ! Il voulait seulement donner aux moines, réunis pour célébrer Dieu, une règle régissant la vie de leurs communautés. Mais alors que la chute de l’Empire romain d’Occident avait précipité le continent dans la guerre, sa Règle a redonné à l’Europe une unité spirituelle en s’appliquant aux monastères qui couvraient entièrement le continent. La décision de leur imposer cette règle fut prise, à la demande de Louis le Pieux, lors des synodes d’Aix-la-Chapelle, en 816 et 817 : ce fils de Charlemagne y voyait un moyen d’unifier l’Empire carolingien. Elle fut surtout préparée par son conseiller spirituel, saint Benoît d’Aniane : à l’époque, les moines et le pouvoir séculier travaillaient ensemble. Fondateur d’une abbaye prospère près de Montpellier, Benoît d’Aniane avait comparé les différentes règles qui s’appliquaient alors dans les monastères : celles de saint Pacôme, de saint Basile, de saint Colomban – et celle de saint Benoît, qui lui paraissait la mieux adaptée à la vie en communauté, car la plus équilibrée. Benoît avait une vraie connaissance de l’âme humaine. Ce qu’il demande n’est pas excessif ! Et c’est en raison de son humanité que sa Règle a perduré jusqu’à nos jours. Elle peut donc être considérée comme l’une des matrices de l’Europe.
Qu’est-ce qui explique son succès ?
Benoît n’avait qu’une ambition : « Chercher Dieu. » Il conçoit le monachisme comme « une école au service de Dieu ». Pour connaître, étudier et transmettre la Parole, il faut des livres – donc une bibliothèque. Il y en aura dans tous les monastères. Il y aura aussi une école, car il faut apprendre à lire la Parole pour la méditer : c’est la lectio divina. Il faut aussi apprendre à écrire, pour recopier les textes qu’on veut transmettre : la Bible, mais aussi les manuscrits des philosophes antiques, dont les monastères conservent le dépôt. Comme ces textes sont saints ou précieux, on va les enluminer. Et si les Écritures se lisent, au réfectoire, pendant la messe, elles se chantent aussi, notamment les Psaumes. C’est ainsi que surgit et qu’est codifié le chant grégorien.
Il y a là comme une dynamique du Verbe : dans les monastères naissent et se développent des disciplines profanes, en relation avec la quête spirituelle des moines. Ce que Benoît XVI résume clairement dans son discours au monde de la culture : « L’école et la bibliothèque assuraient la formation de la raison et l’eruditio, sur la base de laquelle l’homme apprend à percevoir la Parole au milieu des paroles. » Tout vient de cet amour réciproque entre l’homme et son Créateur.
Mais comment cette culture a-t-elle franchi les murs des monastères ?
Les monastères entretenaient d’étroits contacts avec les populations alentour. On sait par exemple qu’il y avait, dès le IXe siècle, un externat à l’abbaye de Saint-Gall – un important centre culturel en Suisse alémanique. Cet externat accueillait des laïcs. Saint Ulrich, le futur évêque d’Augsbourg, qui construira de nombreuses églises, a été formé dans ce monastère. Pour comprendre comment s’est diffusé ce savoir, il suffit de regarder ce qui se passe en Afrique aujourd’hui. Par exemple en Tanzanie, où nous avons quatre grandes abbayes. Le monastère de Hanga compte plus de 120 membres, moines et novices. Il gère une école primaire et secondaire, en plus d’un centre de santé et d’un programme d’eau potable pour les villageois. Quand les bénédictins l’ont fondé, en 1960, il se trouvait en pleine brousse. Aujourd’hui, 10 000 personnes se sont agrégées autour de ce monastère ! Ce sont ces gens qui ont dit aux moines que leurs enfants avaient aussi besoin de formation. Et l’on continue d’ouvrir des classes pour les garçons, les filles, et même un jardin d’enfants ! C’est ainsi que la culture s’est diffusée au Moyen Âge, en Europe : de proche en proche, et très naturellement.
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