Aujourd’hui inférieur à 1 500 heures par an en France pour les salariés, le temps de travail ne cesse de baisser depuis plus d’un siècle. Dans ses ouvrages comme dans les colonnes de Libération, la sociologue Dominique Schnapper avançait que cette tendance était un progrès indéniable : le prolétaire du XIXe siècle « perdait sa vie à la gagner », tandis que l’augmentation de la productivité permettrait à nos contemporains de continuer à créer en travaillant moins, dégageant ce temps libre désormais indispensable qui nourrit l’industrie nouvelle du loisir.
Et pourtant cette évolution, qui devrait se traduire par un réel progrès de qualité de vie, ne semble pas produire les effets escomptés : la morosité est de mise, mêlée d’angoisses diverses, et la population salariée roule aux antidépresseurs. Travailler moins ferait-il réellement le bonheur ?
Travail et peine
Une idée préconçue fait du travail la peine du péché originel. Mais, dès les origines, l’homme créé dans l’état d’innocence et de grâce avait reçu le commandement du travail, comme un moyen de s’associer à l’œuvre créatrice de Dieu. Avec la fatale désobéissance du jardin, nos premiers parents ont reçu, dans la nature qu’ils allaient nous transmettre, une blessure qui amputait particulièrement les œuvres auxquelles le Créateur avait voulu les associer : la procréation par l’amour conjugal et la sexualité, la co-création par le travail. Les peines du péché porteront spécialement là où la ressemblance divine était la plus grande. Alors le travail est devenu pénible, et l’homme cherche par tous les moyens à lui échapper. Le paradoxe se fait aujourd’hui criant, à l’heure où la croissance économique est l’organe vital d’un monde qui vit au rythme de l’argent : l’impératif de croître entre en collision avec la volonté de travailler toujours moins. Les dommages collatéraux sont évidents : si nous travaillons moins, et supposément mieux, d’autres, loin de chez nous, travaillent plus et dans des conditions parfois inhumaines – pour nous.
Le refus du travail : conséquence du péché
Ce refus du travail, avec ses conséquences presque criminelles, ne tire-t-il pas sa racine dans le mécanisme du péché originel ? La nature blessée par l’orgueil se refuse à se reconnaître dépendante de quiconque. La logique marxiste est passée par là : le travail, vu comme un asservissement, est irrémédiablement condamnable et condamné. Ajoutons à cela la fracture toujours accrue entre l’homme et le fruit de son œuvre : moins le travail est créatif, moins il contribue à équilibrer et épanouir l’artisan. Et pourtant la fuite se poursuit vers la tertiarisation, la dématérialisation et jusqu’aux intelligences artificielles. Ce mépris du travail manuel n’était-il pas déjà celui des contemporains du Christ ? On entend la pointe méprisante de ceux qui demandent : « N’est-ce pas le fils du charpentier ? » (Mc 6, 3). L’éloignement moderne entre l’homme et le monde que Dieu l’appelle à transformer se cristallise en une opposition qui le fait finalement souffrir de ne plus « trouver de sens » dans un travail désincarné.
Dévotion à saint Joseph Artisan
Appuyée sur l’inépuisable richesse de son récit des origines, l’Église doit au contraire se faire la voix ouvrant à une rédemption par le travail : c’est parce que le travail est bon et sain qu’il nous rendra bons et saints. Travailler, malgré la dimension pénible induite par notre blessure de nature, est une collaboration libre à l’œuvre divine, participant à l’achèvement de la partie supérieure de notre être. Le travail, c’est la santé… de l’âme avant tout.
Ainsi, à l’heure où le discours socio-économique voulut faire du travail un mal nécessaire, l’Église choisit de remettre en valeur la dimension spirituelle du travail en renouvelant la dévotion à saint Joseph, invoqué le premier jour de mai, depuis 1955, sous le vocable de l’artisan. La liturgie, la part de l’activité terrestre qui confine le plus à celle du Ciel, met ainsi en valeur la dignité profonde du travail humain.
Saint Joseph n’est pas Stakhanov
Venons-en au concret : où se trouve la clé d’une rédemption par le travail, et non pas malgré lui ? Saint Joseph n’est ni un Stakhanov, ni un mineur de Germinal. Trois réflexions : lorsqu’agit le protecteur de la Sainte Famille, c’est pour assurer le bien des siens ; lorsqu’il œuvre, l’enfant de la maison – Jésus – n’est jamais loin ; enfin le bois qu’il équarrit et polit préfigure la croix. Résumons : lorsque Joseph travaille, ce n’est que pour le Christ, avec lui et même en un sens comme lui. C’est là que se trouve la clé d’une rédemption : toute notre activité doit être accomplie pour, avec et comme Dieu.
Quid, dès lors, de l’inévitable pénibilité ? Joseph – Jésus lui-même – n’ont-ils pas sué sur l’établi et les chantiers, sous le chaud été galiléen ? Cette rudesse du travail est pour nous l’occasion unique d’associer notre œuvre quotidienne à celle, éternelle, de la Rédemption : en supportant avec le Christ les épreuves liées à notre devoir d’état, nous sommes certains de faire la volonté du Père et pouvons unir nos sacrifices à l’offrande unique et salvatrice accomplie par le Seigneur par sa vie terrestre, renouvelée pour nous chaque jour sur l’autel de la messe.
Il est ainsi un moment du saint sacrifice que nous devons relier particulièrement à notre travail, afin de l’unir intimement à l’œuvre de la Rédemption : c’est l’offertoire. À l’instant où le prêtre offre les fruits du travail humain, nous pouvons inclure nos sacrifices de la semaine à l’hommage infini d’adoration, de réparation et de communion que le Christ fait monter vers son Père. Intégrés à son offrande, nos modestes œuvres seront transfigurées et nous feront participer à ses mérites infinis. Alors vraiment, pour, avec et comme Dieu, à l’instar de saint Joseph, nous serons rachetés jusque dans et par notre travail.
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