En 1955, dans Tristes tropiques, Claude Levi-Strauss, ironisait :
« Ainsi, l’Islam qui, dans le Proche-Orient, fut l’inventeur de la tolérance, pardonne mal aux non musulmans de na pas abjurer leur foi au profit de la sienne, puisqu’elle a sur toutes les autres la supériorité écrasante des les respecter ».
Ce propos est mentionné dans un petit ouvrage édifiant, publié en 1983, aux Editions « Lieux commun » : Le radeau de Mahomet. Il devait être republié l’année d’après aux Editions Flammarion. Qui se souvient encore de ce livre…
Dans une tout autre perspective, mais avec le même soubassement (la propagande médiatique) nous avons aujourd’hui les fiches pédagogiques de journal Le Monde. On trouve sur la toile des fiches de révision pour les futurs bacheliers. C’est ainsi qu’on trouve tout un texte édifiant sur la Question de l’homme https://www.lemonde.fr/revision-du-bac/.
Voici ce qu’on peut y lire :
« Montaigne, au XVIème siècle, critique l’ethnocentrisme dans Les Essais, et Levi-Strauss, ethnologue du xxe siècle (auteur de Tristes Tropiques), montre que ce que nous nommons « barbarie » est de notre côté bien plus que de celui des « barbares ». Sartre signe la préface d’une anthologie de « la nouvelle poésie nègre et malgache », préface intitulée Orphée noir dans laquelle il démonte les mécanismes racistes. D’autres auteurs utilisent le biais de l’argumentation indirecte : Prévert, Césaire, Senghor prennent la parole et défendent la thèse de l’anti-racisme à travers la poésie ».
Mettre sur le même plan l’œuvre littéraire d’un homme enfermé dans sa confortable tour d’ivoire bordelaise et un anthropologue du XXème siècle est déjà absurde, même dans le cadre de cette fiction académique de la dissertation littéraire. Mais plus grave, on fait dire à un penseur ce qu’il n’a jamais, mais alors jamais écrit, et on dénature ainsi sa pensée.
Voici le texte Claude Lévi Strauss
On sait, en effet, que la notion d’humanité, englobant, sans distinction de race ou de civilisation, toutes les formes de l’espèce humaine, est d’apparition fort tardive et d’expansion limitée. Là même où elle semble avoir atteint son plus haut développement, il est nullement certain – l’histoire récente le prouve – qu’elle soit établie à l’abri des équivoques ou des régressions. Mais, pour de vastes fractions de l’espèce humaine et pendant des dizaines de millénaires, cette notion apparaît totalement absente. L’humanité cesse aux frontières de la tribu, du groupe linguistique, parfois même du village ; à tel point qu’un grand nombre de populations dites primitives se désignent d’un nom qui signifie les « hommes » (ou parfois – dirons- nous avec plus de discrétion « les bons », « les excellents », « les complets), impliquant ainsi que les autres tribus groupes ou villages ne participent pas des vertus – ou même de la nature humaine, mais sont tout au plus composés de « mauvais », de « méchants », de « singes de terre » ou « d’œufs de pou » [….]. Dans les Grandes Antilles, après la découverte de l’Amérique, pendant que les Espagnols envoyaient des commissions d’enquête pour rechercher si les indigènes possédaient ou non une âme, ces derniers s’employaient à immerger des blancs prisonniers afin de vérifier par une surveillance prolongée si leur cadavre était ou non, sujet à la putréfaction.
Cette anecdote à la fois baroque et tragique illustre bien le paradoxe du relativisme culturel (que nous retrouverons ailleurs sous d’autres formes) : c’est dans la mesure même où l’on prétend établir une discrimination entre les cultures et les coutumes que l’on s’identifie le plus complètement avec celles qu’on essaye de nier. En refusant l’humanité à ceux qui apparaissent comme les plus « sauvages » ou les plus « barbares » de ses représentants, on ne fait que leur emprunter une de leur attitude typique. Le barbare c’est celui qui croit à la barbarie.
Or, ce qui est dit, c’est que toutes les sociétés ou presque ont construit un clivage entre le civilisé et le barbare, entre ce qui est homme et ce qui ne l’est pas. Il laisse clairement entendre que l’idée d’ « humanité » n’a rien d’universel, ou du moins que toutes les cultures ne le font pas apparaître dans leur langue.
Inutile de dire que le reste de cette fiche de révision est à l’avenant. On trouve l’analyse détaillé sur le site internet « alternativephilolettres ».
Avec ses fiches de révision le journal Le Monde ne fait que révéler le mépris dans lequel il tient les enseignants comme les lycéens. Il révèle l’instrumentalisation du « français » (et de la philosophie ensuite) au service d’une propagande d’Etat. Il révèle surtout la faillite du corps pédagogique qui servilement, transmet des savoirs faux, des savoirs idéologiques, et non pas le difficile apprentissage de l’analyse de texte, dans le cadre construit de solides repères historiques liés à l’histoire des idées. L’épistémè de Montaigne n’est pas celle de Claude Lévi-Strauss. Simple affaire d’honnêteté intellectuelle, mais aussi de compétence intellectuelle.
Pour aller plus loin :
- Le défi du développement des peuples et le pacte de Marrakech - la fuite en avant des Nations Unies
- La République laïque et la prévention de l’enrôlement des jeunes par l’État islamique - sommes-nous démunis ? Plaidoyer pour une laïcité distincte
- SYRIE : ENTRE CONFLITS ARMES ET DIALOGUE INTERNE
- LA « MODERNITÉ » : UN CENTENAIRE OUBLIÉ
- Autour du Malentendu islamo-chrétien : les terribles enjeux nouveaux