Selon cette étude, l’idée circule désormais que le développement de l’aide à mourir « pourrait être une source d’économies ». Est-ce un objectif pour les partisans de « l’aide à mourir » ?
Dominique Reynié : Permettez-moi d’abord une remarque de vocabulaire : on évoque « l’aide à mourir », c’est une expression qui relève de la compassion. Mais on pourrait tout aussi bien parler de « mort provoquée »… Le choix des mots n’est pas neutre. C’est ce que souligne Pascale Favre dans une précédente note de la Fondapol : ces glissements sémantiques entretiennent la confusion et masquent, dit-elle, « la crudité des actes ». De la même façon, les enjeux économiques et sociaux du débat sur la fin de vie sont rarement évoqués, du moins en France. Ces non-dits biaisent la perception qu’en ont les Français – qui méritent d’être éclairés, tant les enjeux de ce débat sont importants !
Mais ces considérations économiques pèsent-elles vraiment sur ce débat ?
On parle sans cesse de la dette de l’État, du poids des dépenses de santé, du déficit des hôpitaux, du financement des retraites, du coût de la dépendance – 40 à 50 milliards d’euros par an ! Comment imaginer que ces préoccupations ne pèsent pas sur ce débat ? En 2017, l’Inspection générale des affaires sociales a calculé qu’un patient « coûtait » à l’assurance-maladie, la dernière année de sa vie, 26 000 euros en soins remboursés. Soit 13,5 milliards d’euros, si l’on multiplie ce chiffre par le nombre de personnes décédées. Une telle information dispose les esprits à raisonner en termes économiques. Car la pression est moins politique qu’économique. Les marchés nous prêtent, nous remboursons avec intérêt… et nous sommes conduits à envisager des économies où nous pensons pouvoir en faire. Je crains fort que la réflexion sur la fin de vie n’échappe pas à ces considérations comptables !
Au Canada, le gouvernement a d’ailleurs mesuré les « économies » que la légalisation de l’euthanasie aurait permises…
En effet. En 2020, le Parlement a chiffré le « gain net financier de l’aide médicale à mourir » : 149 millions de dollars canadiens. Ce n’est pas une obscure commission d’experts mais bien les parlementaires qui ont fait cette évaluation. J’y vois le signe d’une banalisation très rapide de l’euthanasie. Aujourd’hui, 28 % des Canadiens considèrent que le fait d’être sans domicile fixe est une condition suffisante pour « bénéficier » de cette aide à mourir ! C’est le résultat d’un sondage réalisé en avril 2023 par l’institut Research Co. On parle bien ici des SDF, pas des malades en phase terminale ! Ce n’est pas seulement un changement de société, c’est un changement de civilisation. Voyez le calcul qu’ont fait Yves-Marie Doublet et Pascale Favre : au Québec, « l’aide médicale à mourir » représente aujourd’hui plus de 7 % des décès ; si l’on appliquait ce taux à la France, on enregistrerait 46 000 euthanasies par an, soit 177 euthanasies par jour ouvrable. Nous ne serions plus dans le même pays.
L’étude montre aussi que l’euthanasie concerne beaucoup moins les « riches » que les « pauvres », ou des personnes isolées ou déprimées…
C’est ce que suggèrent les échanges entre des professionnels de santé canadiens, rapportés par Associated Press : des personnes en difficulté financière, mais aussi celles qui deviennent aveugles, ou ont subi récemment un deuil… Dans l’Oregon, aux États-Unis, plus de 8 % des suicides assistés concernent des patients qui n’avaient pas les moyens de payer leur traitement médical. Beaucoup ne veulent pas être une charge pour la société ou pour leur famille. Tout cela est très documenté, au vu de plus de vingt ans d’expériences à l’étranger.
Pourtant, les partisans de cette légalisation affirment que des barrières seront posées pour éviter toute dérive…
Cet argument ne tient pas. Aristote disait, évoquant la corruption morale, que « le commencement est beaucoup plus que la moitié du tout ». Il est évident qu’aucune barrière ne peut tenir, dès lors que le pas est franchi. On entre alors dans un autre monde, qui autorise progressivement l’euthanasie des mineurs, y compris des moins de 12 ans, ou des personnes en état de souffrance psychologique, comme on le voit déjà dans les pays qui ont légalisé l’euthanasie. Et toujours au nom de la dignité, de la liberté, voire de la fraternité… On entend même des politiques affirmer que précipiter la fin de vie serait un progrès sociétal… et certains, sans doute, le croient sincèrement ! Mais je vois aussi dans cette rhétorique « positive » une façon d’occulter la responsabilité des politiques.
C’est-à-dire ?
Nous en sommes arrivés là car nous n’avons pas fait les investissements nécessaires dans la prévention des maladies chroniques, dans l’innovation médicale, dans les soins palliatifs… Nos déficits résultent d’une gestion défaillante, et nous nous replierions aujourd’hui sur l’idée d’abréger des vies pour faire des économies, pour ne pas aggraver des déficits dont nous sommes comptables ! Moralement, ce serait choquant. Ce que l’on présente comme un progrès résulte en fait de notre inconséquence, de notre imprévoyance, un choix purement matérialiste caché derrière un vocabulaire de respect de la dignité humaine. La bonne réponse, ce serait bien sûr de développer les soins palliatifs, qui restent le parent pauvre de la médecine. Selon la Cour des comptes, environ 200 000 personnes auraient besoin chaque année de soins palliatifs, et 500 personnes meurent chaque jour sans avoir bénéficié des soins dont elles auraient eu besoin.
Que pensez-vous de la décision de François Bayrou de présenter deux textes, l’un sur l’euthanasie, l’autre sur les soins palliatifs, les deux étant étudiés simultanément par le Parlement ?
J’avoue que je comprends mal l’objet de l’opération. La logique serait de dire qu’on peut en effet distinguer les deux textes, mais à condition de commencer par adopter un programme d’équipement en soins palliatifs et d’en évaluer ensuite le résultat au bout d’une législature. Si l’on nous dit que l’on fait les deux, on peut être certain que les soins palliatifs non seulement ne progresseront pas, mais régresseront. En bonne logique, il faut commencer par les soins palliatifs.
Les non-dits économiques et sociaux du débat sur la fin de vie, Yves-Marie Doublet
et Pascale Favre.
À consulter sur le site de la Fondation pour l’innovation politique : fondapol.org