Le pape Pie XI déclarait en 1927 que « la politique est la forme la plus haute de charité » (Discours aux représentants de la fédération universitaire italienne). Cette formule, reprise depuis par Jean-Paul II, Benoît XVI, et récemment par le pape François, a de quoi étonner, à l’heure où le monde politique semble éloigné de toute forme de vertu, et donc de charité.
Dans son Traité des vertus théologales, saint Thomas d’Aquin parle de la paix, de la bienfaisance, de l’aumône comme des fruits de la charité, et de la dispute, de la guerre, de la sédition parmi les vices et péchés qui lui sont opposés : autant de notions qui semblent bien rattacher la charité au domaine de la politique. Comment comprendre ce lien et éclairer l’affirmation de Pie XI ?
Une amitié politique fondée sur le bien commun
L’amitié vertueuse est définie par Aristote comme le fait de se vouloir mutuellement du bien. Pour lui, l’amitié s’évalue à l’aune du bien que l’on partage : plus le bien que nous avons en commun est élevé, et plus notre amitié sera grande.
Saint Thomas présente la charité – l’amour de Dieu par-dessus tout, et l’amour du prochain comme de soi-même par amour pour Dieu – comme une forme particulière d’amitié de l’homme pour Dieu. Cette amitié se fonde sur la communication du bien suprême qu’est la béatitude éternelle (Somme théologique). Mais elle inclut aussi l’amour envers le prochain, dont les actes procèdent du même mouvement fondamental de bienveillance. La charité se réalise donc dans l’amitié exercée au premier niveau de la relation immédiatement interpersonnelle – famille, travail, amis –, mais aussi au niveau supérieur et architectonique de la communauté et de toute la société.
L’objectif de l’amitié politique est la poursuite d’un bien partagé par toute la cité – polis en grec – : le bien commun, dont saint Thomas fera la notion clé d’une politique réaliste et chrétienne. Ce bien commun, malgré les apparences, n’est jamais contraire au bien des individus mais les élève à une perspective plus large : le sacrifice demandé au soldat qui doit défendre sa patrie semble lui faire courir un risque, mais qui contribue finalement à la sauvegarde de sa famille et de sa propriété. Supérieur donc au bien particulier des individus, le bien commun fonde une amitié plus haute, tant par l’extension de son domaine que par la valeur du patrimoine partagé qui la fonde.
De l’amitié à la charité politique
Mais pour que cette amitié politique soit véritablement une charité, il faut qu’elle prenne en compte chacun dans toute sa dimension, en tant qu’il est orienté vers sa fin surnaturelle. « La personne humaine est la fin et le fondement de la communauté politique » (concile Vatican II, Gaudium et spes).
L’amitié politique n’a donc pas sa fin en soi : le bien commun, fin ultime de la communauté humaine au plan terrestre, se subordonne au bien surnaturel des personnes qui en sont les membres. La société existe comme un cadre qui permet à chacun un véritable épanouissement spirituel.
Comment s’exerce au concret cette charité politique, prenant en compte la double dimension du bien commun ? Sans rien enlever de l’obligation d’exercer la charité envers notre prochain, en respectant un ordre naturel qui induit une hiérarchie de l’amitié en fonction des biens partagés – c’est l’ordo caritatis, ordre de la charité, de saint Thomas d’Aquin –, la charité politique s’exerce aussi à un niveau supérieur, à travers l’engagement au service de la communauté, permettant à tous d’y trouver le cadre de leur épanouissement dans la vertu humaine et spirituelle. Benoît XVI écrit : « On aime d’autant plus efficacement le prochain que l’on travaille davantage en faveur du bien commun qui répond également à ses besoins réels » (encyclique Caritas in Veritate, 29 juin 2009).
Négativement, cette action passe par la lutte contre les « structures de péché » induites par certaines normes ou formes d’organisation socio-économiques. Positivement, la christianisation des communautés passe d’abord par leur humanisation : une société où la loi naturelle est pleinement connue et vécue est ouverte et disponible à l’irruption de la grâce. Cette humanisation concerne tant le domaine de la morale familiale et de la bioéthique que les conditions pragmatiques de la vie économique : un chrétien doit aussi s’engager, par amour pour lui, pour que son prochain ne se trouve jamais dans la misère économique, humaine ou spirituelle.
L’engagement politique, affaire de charité ?
L’engagement politique est donc véritablement un engagement caritatif, au sens premier du terme : c’est une affaire et une exigence de charité, à laquelle le chrétien, selon son état de vie, ne peut se soustraire.
Cet appel, répété par les papes au cours des dernières décennies, est d’autant plus urgent que l’individualisme et le relativisme des sociétés contemporaines induisent une tendance générale au repli et au désengagement. Ce vice est sans doute plus accentué encore dans le cadre d’un État très fortement centralisé – des structures de décision aux mécanismes de redistribution –, où l’on a l’impression de n’avoir aucune prise, ni sur le contexte politique ni sur le cadre général de vie. À cet égard, le thème de l’ordo caritatis chez saint Thomas d’Aquin, fondant le principe de subsidiarité, incite à chercher toujours l’engagement au niveau le plus proche et local : puisque la politique est une véritable charité, elle doit nous conduire à nous mettre d’abord au service de celui qui est le plus immédiatement notre prochain.
« Celui qui dit “j’aime Dieu” et qui n’aime pas son prochain est un menteur », écrit l’apôtre saint Jean (1 Jn 4, 20). Cette exigence de charité ne s’exerce pas seulement au niveau interpersonnel mais jusqu’au cadre politique de la vie des cités, que les chrétiens doivent s’efforcer avec courage d’humaniser et de christianiser, afin de travailler à l’avènement du règne social du Christ.
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