Depuis quand les chrétiens ont-ils été menacés en Orient et pourquoi ?
Carine Marret : Les persécutions contre les chrétiens surviennent dans tout l’empire romain dès le Ier siècle et s’amplifient dans les dernières années du règne de Dioclétien (284-305). Les maisons sont incendiées. Les chefs sont emprisonnés et torturés, comme le relate Eusèbe, évêque de Césarée. Puis au VIIe siècle, avec l’émergence de l’islam, l’invasion des terres chrétiennes est accompagnée de pillages, de réductions en esclavage, de tueries. Au XIIe siècle, Michel le Syrien raconte qu’à l’occasion de la fête des Martyrs célébrée dans le couvent de Saint-Siméon-le-Stylite, près d’Antioche, où s’étaient réunis une multitude de chrétiens, « les Arabes ayant eu connaissance de ce rassemblement accoururent les massacrer ».
Quand la France s’est-elle préoccupée de leur sort ?
Berceau du christianisme, l’Orient est terre de pèlerinage. Dès 1095, Urbain II appelle à délivrer le tombeau du Christ, et les terres chrétiennes où sévissent les persécutions. La création des États latins par les croisés – Jérusalem, Édesse, Antioche, Tripoli, puis Chypre, Constantinople – va conduire à une coexistence qui tissera des liens pérennes, sans toutefois éviter des tensions. En 1250, Louis IX, futur Saint Louis, témoigne dans une lettre de son amitié et de sa volonté de protéger les maronites. Cet écrit est sans doute apocryphe mais il révèle une communion de destin avec les chrétiens du mont Liban qui s’inscrira durablement dans l’histoire.
Quelle a été, ensuite, la politique diplomatique de la France, et avec quelles conséquences ?
La France a joué un rôle particulier dès 1536 avec les « capitulations », terme emprunté au latin médiéval capitulatio qui signifie « convention ». Il s’agit d’accords commerciaux négociés entre François Ier et Soliman le Magnifique, autorisant la libre circulation en territoire ottoman des consuls, interprètes, marchands et sujets français, établis sur place ou y séjournant ponctuellement. Le sultan promet que ceux-ci ne seront « jamais ni molestés ni jugés, et qu’il leur soit licite d’observer leur religion ». Renouvelées au fil des siècles, les capitulations assureront également la protection des sujets catholiques et, plus largement, des chrétiens en général.
En 1860, lors des massacres du Liban et de Damas par les Druzes et les Turcs – au cours desquels périssent, selon les sources, 10 000 à 22 000 chrétiens –, l’opinion publique française se mobilise fortement, comme ce fut déjà le cas lors de la guerre d’indépendance grecque (1821-1829). La presse livre des témoignages, sensibilise ses lecteurs. Des souscriptions sont lancées. L’abbé de Lavigerie, premier directeur de l’Œuvre des Écoles d’Orient, devenue l’Œuvre d’Orient, diffuse des circulaires aux paroisses et aux journaux. Des quêtes sont organisées lors des messes. Napoléon III fera intervenir des troupes au Liban dans ce qui sera la première mission humanitaire française, afin de prévenir de nouvelles violences et aider à reconstruire. Mais la France ne pourra pas prolonger son mandat au-delà de 1861, la Grande-Bretagne s’y opposant formellement.
Pourquoi la France ne remplit-elle plus son rôle de protectrice des chrétiens d’Orient depuis la fin de la Première Guerre mondiale ?
L’enjeu est civilisationnel et la France a perdu cette hauteur de vue. 1921 marque une rupture : la France est contrainte d’abandonner à la Turquie la Cilicie, région qu’elle occupait depuis la fin de la Première Guerre mondiale et où vivaient de nombreux Arméniens. La propagande turque trouve même alors des relais de poids en France minimisant, voire niant les tueries perpétrées par les troupes de Mustafa Kemal. Encore très récemment, le fait que la France ait salué l’arrivée au pouvoir en Syrie de Ahmed Hussein al-Charaa qui fut le chef de Hayat Tahrir al-Sham (HTS), l’ex-branche syrienne d’Al-Qaïda, sans égard pour le sort des minorités, laisse à tout le moins songeur.
Au XIXe siècle pourtant, la défense des chrétiens d’Orient, et notamment des Arméniens, dépassait les clivages politiques…
En effet, de hautes personnalités s’insurgent contre les tueries et l’indifférence coupable de la diplomatie lors des massacres hamidiens, perpétrés contre les Arméniens de l’empire ottoman par le « sultan rouge », Abdülhamid II, dans les années 1890. Georges Clemenceau rédige la préface du livre Les Massacres d’Arménie publié en 1896 par Archag Tchobanian inspirant les prises de position de grandes figures, comme Jean Jaurès qui prononce un discours mémorable à la Chambre des députés en 1896. Il évoque « cet Orient où le christianisme il y a dix-huit siècles avait surgi en annonçant une sorte d’universelle douceur et d’universelle paix » et dénonce « la faillite morale de la vieille Europe ».
En 1922, survient en Turquie le massacre de Smyrne, dont les habitants sont majoritairement chrétiens. Une page de l’histoire des chrétiens dans cette région se tourne à ce moment-là…
Les troupes de Mustafa Kemal envahissent Smyrne – aujourd’hui Izmir – et s’adonnent aussitôt aux pillages et aux tueries, dans les maisons, dans les rues. Puis un gigantesque incendie, allumé par les Turcs dans le quartier arménien, va ravager toutes les zones chrétiennes. La ville est bientôt dévastée. Même le consulat français et l’ensemble des institutions françaises ont brûlé. Ordre est donné d’expulser tous les chrétiens. L’épuration sera parachevée par les « échanges de populations ». Même si la plupart des Grecs se sont déjà enfuis ou ont été exécutés, elle se poursuit avec l’officialisation de l’expulsion de tous les Grecs de l’Anatolie et de la Thrace orientale dans une convention signée en janvier 1923, confirmée par un article du traité de Lausanne quelques mois plus tard.
Que faire pour que le christianisme ne meure pas là où il est né ?
Le principal défi est de nature existentielle. Aujourd’hui encore, de nombreux chrétiens sont contraints de prendre le chemin de l’exil. Trop souvent réduits au statut de victimes, ils ont pourtant toujours été des acteurs incontournables de l’histoire de la région. Ils sont gage de pluralité, de développement social et culturel, de coexistence démocratique. La France doit mettre en œuvre une véritable politique en leur faveur afin de préserver l’équilibre de la région, et ainsi l’équilibre du monde.
Les chrétiens d’Orient et la France. Mille ans d’une passion tourmentée, Carine Marret, éd. Balland, 2025, 458 pages, 26 €.