La « devotio moderna », ou la redécouverte de la piété - France Catholique
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La « devotio moderna », ou la redécouverte de la piété

À la fin du Moyen Âge, alors que la foi s’est attiédie, un groupe de laïcs et de clercs redécouvrent les fondements de la piété. C’est la naissance de la Devotio moderna. Entretien avec l’abbé Hervé Benoît, recteur du sanctuaire Notre-Dame-des-Enfants, et auteur de Maître Ignace.
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Gerard Groote avec ses disciples, 1885, aquarelle d’Antoon Derkinderen.

Dans quel contexte naît la « Dévotion moderne » ?

Abbé Hervé Benoît : Tout commence aux Pays-Bas, au milieu du XIVe siècle, une période de bouleversements et de transformation du monde, avec la grande peste, la guerre de Cent Ans, la fin de la féodalité, l’émergence de l’individu et le Grand Schisme [crise au sein de l’Église, avec l’élection de deux papes, NDLR]. C’est aussi la naissance de la modernité, en particulier avec l’émergence de la bourgeoisie et du monde capitaliste. Nous sommes à la fin du Moyen âge, la société n’est plus aussi clairement organisée autour des trois ordres – Église, noblesse et peuple –, autour de la vie communautaire et collective. La foi s’est attiédie et le clergé est corrompu. La question se pose alors, pour certains, de savoir comment vivre une vie chrétienne authentique dans ce monde en mutation.

Quelle est la genèse de ce mouvement spirituel ?

L’initiateur de cette spiritualité est Gerard Groote (1340-1384), suivi par le bienheureux Jean Ruusbroec, dit « l’Admirable » (1293-1381), et d’autres. Après une vie assez dissolue, Groote se convertit radicalement et se retire dans un monastère chartreux où il se forme pendant trois ans, avant d’en sortir et de devenir missionnaire. Dans cette période d’essoufflement de la foi, peu à peu se regroupent autour de lui des laïcs, hommes et femmes, désirant vivre, comme lui, unis à Jésus dans le monde, en lui donnant la première place dans leur vie.

En quoi consiste cette dévotion ?

Ces chrétiens repartent aux sources. Ils bâtissent leur vie spirituelle sur l’oraison, irriguée par la lectio divina et la contemplation de la vie du Christ, la pratique fréquente des sacrements, la formation de l’intelligence de la foi, le silence, la simplicité et l’attachement personnel et intime au Christ, dans l’unité des dimensions spirituelle et intellectuelle de la personne. Dans ce but, tout en vivant dans le monde, ils donnent la priorité à la vie intérieure et contemplative sur la vie active.

Comment s’organise ce mouvement ?

Au début, les autorités ecclésiastiques regardent d’un œil inquiet ces regroupements de laïcs mixtes et séculiers. Ils sont parfois même accusés d’hérésie. Le mouvement s’organise alors : ils deviennent les « Frères de la vie commune », vivant, comme les premières communautés chrétiennes, avec une organisation légère et adaptée à la vie dans le monde, sans habit, sans règle de vie, sans nécessité de vie commune, même si certains s’installent ensemble. Seuls quelques « Frères », après la mort de Groote, en 1386, fondent une congrégation de chanoines de Saint-Augustin, à Windesheim.

En quoi cette dévotion est-elle « moderne » ?

Cette forme nouvelle de piété – héritière cependant de la mystique flamande – incite à vivre la foi de manière plus intime, et relativise donc les liturgies publiques et officielles du Moyen âge, comme les pèlerinages accomplis pour « faire son salut », les cérémonies, les processions, souvent vécues de manière formelle et superficielle. Elle met l’accent sur la prière personnelle, l’oraison mentale, plus affective que la spéculation théologique, pour favoriser l’union personnelle et directe de l’âme à Dieu. En cela, elle prépare aussi la Renaissance, avec l’avènement de l’individu.

Pourquoi dites-vous qu’elle est « fidélité au meilleur de l’héritage catholique » ?

Cette spiritualité nouvelle est ancrée dans la tradition de l’Église, avec les grands auteurs chrétiens, les Pères de l’Église, saint Bernard, saint Augustin… Pour transmettre ce trésor, les « Frères » conçoivent des guides pour l’oraison – véritables manuels de méditation – contenant des citations de ces auteurs et des Évangiles, des conseils pour se mettre en présence de Dieu, lire un verset de l’Écriture, le ruminer, faire silence, méditer sur un mystère de la vie du Christ, visualiser certaines scènes de l’Évangile…

Cela conduit de nombreux dévots à commander de petits tableaux représentant ces scènes [ce qu’on appellera, au XXe siècle, l’ars nova, en référence au renouveau musical du XIVe siècle, NDLR] pour les aider à prier.

S’il ne nous reste que les peintures des grands bourgeois qui faisaient appel aux meilleurs artistes – tel Nicolas Rolin, avec le tableau de Van Eyck –, tout un monde d’estampes existait également dans les demeures plus modestes. Toutes ces œuvres étaient empreintes d’un très grand réalisme, afin d’évoquer la splendeur divine dissimulée dans la beauté du monde.

Comment se propage le mouvement ?

D’une part, grâce à l’activité des plus instruits des « Frères », qui copient des manuscrits religieux pour vivre. Ils sont donc formés aux meilleures sources de la doctrine. Progressivement, autour d’eux, les gens leur confient la formation de leurs enfants. Ce sera la naissance d’un réseau d’écoles, avec l’invention des différents niveaux scolaires – où sera éduqué notamment Érasme [le célèbre humaniste de la Renaissance, NDLR].

D’autre part, le mouvement se propage par la contagion de l’amour du Christ, notamment grâce à l’imprimerie. Après les guides spirituels du départ, la publication, à la deuxième génération de Frères, du célèbre ouvrage l’Imitation de Jésus-Christ, attribué à Thomas a Kempis, synthétise toute la spiritualité de la Devotio moderna et contribue fortement à sa diffusion. Grâce au développement du commerce, ces livres se répandent peu à peu dans toute l’Europe, chez tous les laïcs et religieux qui désirent ardemment un renouveau de la foi.

Quels sont les liens des « Frères » avec l’Église ?

Malgré leur vive critique de la corruption d’une partie du clergé, les Frères de la vie commune gardent le sens de l’Église et lui restent fidèles. Ils ne rejettent pas l’institution mais œuvrent à sa restauration en commençant par leur propre conversion. Ils ne deviendront jamais des « réformateurs », comme Luther et Calvin. Ce mouvement provoque, progressivement, une réforme en profondeur interne à l’Église, qui a donc commencé bien avant le protestantisme et la Réforme catholique, au XVIe siècle, qui sera en réalité l’aboutissement de cette réformation interne lancée par la Devotio moderna. L’institution ecclésiale, avec le concile de Trente, va reprendre à son compte et généraliser à toute l’Église ce long mouvement de réforme intérieure de l’Église initiée par les « Frères ».

Quel est le lien avec l’humanisme chrétien, né à la Renaissance, avec Érasme notamment ?
Les écoles des « Frères » ont exercé une influence décisive, en permettant à des générations de se former aux meilleures sources chrétiennes, philosophiques et scientifiques. C’est un mouvement précurseur de la Renaissance, qui a cherché à former l’« homme total », unifié spirituellement et intellectuellement. Les « Frères » avaient parfaitement compris l’enjeu de cette formation, si essentiel que, pour évangéliser, l’Église a souvent commencé par construire des écoles. Ce qu’ont également compris les jésuites par la suite.

Quelle a été la postérité de ce mouvement ?

Depuis les Pays-Bas, la Devotio moderna se répand par capillarité des Flandres espagnoles vers l’Espagne du Siècle d’or – où saint Ignace la découvre, peu après sa conversion –, en Italie du Nord, puis dans la France du Grand Siècle des âmes, au XVIIe siècle. Dans notre pays, ce courant influence saint François de Sales, dont l’Introduction à la vie dévote est nourrie de cette spiritualité. De même, les jésuites s’inspireront du réseau d’écoles des Frères de la vie commune pour créer leur propre réseau d’enseignement. Les monastères seront également influencés par ce renouveau de l’exigence spirituelle, ainsi que les universités.

Pourquoi dites-vous que ce courant spirituel est fondamental, encore aujourd’hui ?

Il me semble qu’il faut repartir de ses intuitions, qui sont toujours aussi actuelles : première place accordée à l’oraison, consécration à Jésus, amour de l’Église, formation, lecture de l’Imitation… Depuis les origines, le renouveau de l’Église est toujours authentique et missionnaire s’il part de la conversion personnelle, de la relation intime avec le Christ, et non d’actions extérieures. Seules sont actuelles les choses éternelles…