À qui doit-on Notre-Dame de Paris ?
Frère Charles Desjobert, o.p. : C’est l’évêque de Paris, Maurice de Sully, qui, avec l’appui de son chapitre, décide de lancer le chantier en 1163. Comme souvent avec les cathédrales, nous avons retenu le nom des commanditaires plus que celui des architectes, dont seul celui de Ricardus, cementarius (« maçon »), est parvenu jusqu’à nous pour les débuts de la construction. Le XIIIe siècle nous léguera le merveilleux travail de Jean de Chelles et Pierre de Montreuil. Si Maurice de Sully entame ce projet, c’est à la suite d’une transformation majeure du paysage occidental : en ce milieu du XIIe siècle, les abbatiales – pensons à Saint-Denis, Cluny… – sont devenues de plus en plus monumentales, somptueuses et richement dotées. Les cathédrales, quant à elles, étaient restées des édifices modestes, d’époque carolingienne pour la plupart. Alors, en cette période d’enrichissement des villes et de renforcement de la puissance de l’évêque, on comprend que ce dernier veuille reprendre la main en soulignant la présence de son église cathédrale au cœur de la Cité. Il s’agit donc d’une démarche esthétique, politique et spirituelle. Un étonnant témoignage de l’audace de l’Homme en réponse à l’amour de Dieu.
À quoi ressemblait le chantier de Notre-Dame ?
Le chantier ressemblait à un fourmillement d’ouvriers. Ceux qui y travaillent – architectes, charpentiers, maçons… –, sont parmi les meilleurs artisans de leur temps ! C’était un peu la Silicon Valley de l’époque. Tout un tas de têtes pensantes et bien faites se trouvaient là. On présente souvent les chantiers de cathédrales comme s’étirant en longueur… Ils sont, en réalité, plus dynamiques qu’on ne l’imagine. À Notre-Dame, les premières célébrations se tiennent en 1182, alors que s’achève l’édification du chœur ! L’essentiel de la cathédrale est terminé en 1220. Ce chantier, relativement ramassé dans le temps, permet à Notre-Dame d’afficher une belle homogénéité architecturale.
On alla de prouesses en prouesses ! Il fallait sans cesse trouver des solutions : utiliser la Seine pour transporter les lourdes pierres de carrière, perfectionner les cintres – échafaudages courbes en bois – pour monter les ogives permettant de soutenir les voûtains de pierre qui couvriront une cathédrale de 127 mètres de long, 40 mètres de large et 33 mètres de haut, inventer les roses splendides du transept, etc.
Où les bâtisseurs puisent-ils leur inspiration ?
Comme dans beaucoup de cathédrales, les bâtisseurs essayent de s’inscrire dans la grande tradition, tout en restant ouverts à l’innovation. Ainsi, Notre-Dame abrite une nef à cinq vaisseaux, soit la même configuration que la basilique antique de Saint-Pierre du Vatican. Même chose avec le chevet à déambulatoire et chapelles rayonnantes – celles qui entourent le chœur – une solution de l’époque romane que l’on retrouve à Tournus. Ou encore la façade harmonique à deux tours, comme on avait commencé à l’inventer à l’abbaye bénédictine de Jumièges.
Dans quel état d’esprit étaient-ils ?
La prouesse qu’ils accomplissent est multiforme et pourtant, il y a unité : il s’agit à la fois d’une grande aventure spirituelle dans cette dynamique, mais aussi de la construction d’un édifice remarquable en l’honneur du Créateur de toute chose. On a tendance à simplifier en disant que ces grands chantiers étaient une occasion pour l’évêque de projeter son pouvoir. Mais la prouesse technique n’est pas concurrente de l’audace spirituelle ! Tout concourt, à Notre-Dame, à la magnificence de ce qu’une société veut faire, se sachant, elle-même, corps du Christ.
Quel regard portez-vous sur l’incendie qui a ravagé la cathédrale, il y a cinq ans ?
Cela a été très troublant : la cathédrale s’embrase un Lundi saint, sans faire de morts, devenant dans le ciel de Paris un signe extrêmement fort de la Semaine sainte qui commence ; le coq de la flèche de Viollet-le-Duc est retrouvé avec ses reliques, quasiment indemne de sa chute ; le symbole de la grande croix de la Pietà qui reste debout dans la nuit, avec l’autel à ses pieds, entouré de bois calciné et fumant, comme encensé… Le drame de Notre-Dame a ainsi provoqué d’emblée un bouleversement intérieur couplé d’un sentiment spirituel puissant.
Depuis l’incendie, on s’est beaucoup interrogé sur « l’identité » de Notre-Dame…
Pour un bâtiment, l’usage du mot est complexe, car l’identité d’un édifice est en lien avec celui qui le construit. Ainsi, dans ce contexte de restauration, il s’agit de ne pas perdre de vue l’usage de vie que nous aurons de la cathédrale. En ce sens, le chantier d’aujourd’hui est fascinant : il est l’occasion d’une réappropriation, peut-être inachevée, de ce qu’est Notre-Dame de Paris. Cela se voit dans cette restauration à l’identique mais raisonnée – tout n’a pas été strictement refait pareillement – menée par les bâtisseurs modernes. Concrètement, cela veut dire qu’en mettant leurs pas dans ceux des bâtisseurs d’hier, ils ont senti pourquoi les anciens avaient construit Notre-Dame ce qui avait présidé à cette aventure authentique.
Ce n’est donc pas un chantier comme les autres ?
Par ce chantier, tous les ouvriers ont, je crois, été saisis. Je ne l’ai jamais perçu de la même manière pour aucune autre entreprise, pourtant d’envergure. Il n’y a pas ce même engouement quand on sort des Chantiers de l’Atlantique un énorme paquebot pour une croisière de luxe ! Notre époque a du mal à nommer précisément la transcendance qui règne à Paris. Mais si l’on allait interroger individuellement les ouvriers, on serait sûrement étonné par la transformation radicale, c’est-à-dire la conversion, que chacun vit sur ce chantier. Marie n’est pas loin.
Selon vous, à quel élément restauré faut-il particulièrement prêter attention ?
Il faudra aller contempler la flèche de Viollet-le-Duc, reconstruite à l’identique. Avant qu’elle ne brûle, personne ne la regardait. Qui savait qu’elle était ornée des quatre évangélistes, des douze apôtres et que Viollet-le-Duc lui-même s’était représenté sous l’apparence de saint Thomas, patron des architectes – et qu’il est le seul tourné vers la flèche tandis que les autres regardent Paris ? Personne n’avait vu le détail des crochets, les évocations de la Couronne d’épines… Aujourd’hui, le coq qui la surplombe a été redessiné et fait penser à un phénix qui s’enflamme et renaît de ses cendres. La démarche de la restauration à l’identique mérite d’être soulignée : si l’on a procédé ainsi, c’est que l’on n’aurait sans doute pas osé, collectivement, bâtir au XXIe siècle une flèche contemporaine qui loue le Créateur. Tous les projets de flèche que l’on a vu apparaître dans un premier temps disaient « la flèche », mais aucun ne disait la gloire de Dieu !