Durant toute sa vie, ce penseur considéré comme traditionaliste lutta de toute ses forces contre ce qu’il considérait comme la maladie du modernisme renaissant. Le modernisme avait été condamné au début du XXe siècle par le saint pape Pie X, comme « le carrefour de toutes les hérésies » (lire FC n° 3830). Dans un tout autre contexte de civilisation et de culture, ne réapparaissait-il pas, sous une désinence progressiste, dès la fin de la Seconde Guerre mondiale ? C’était en tout cas la conviction du jeune polémiste, s’exprimant dans un essai vigoureux Ils ne savent pas ce qu’ils font ! La reprise des paroles mêmes du Christ en croix devait provoquer sur le moment beaucoup d’émoi dans le milieu ecclésial.
« L’hérésie du XXe siècle »
Mais les choses allaient prendre une tournure dramatique au lendemain du concile Vatican II. Lorsqu’en octobre 1966, Jacques Maritain publia son livre resté fameux Le paysan de la Garonne, c’était pour fustiger « un agenouillement devant le monde » et le retour à ce modernisme sous un mode encore plus grave. À tel point que, par rapport à ce qui constituait une véritable apostasie, l’errance d’hier ressemblait « à un modeste rhume des foins ».
Comment Jean Madiran n’aurait-il pas acquiescé de toute son âme à pareil réquisitoire, lui qui s’inquiétait depuis si longtemps de ce qu’il appelait « l’hérésie du XXe siècle ». Cependant, entre Maritain et lui, il y avait une vraie distance de nature politique. Le philosophe thomiste avait tenu à se distinguer de ceux qu’il appelait « les ruminants de la Sainte Alliance », c’est-à-dire cette aile droite traditionaliste dont Madiran était l’un des principaux chefs de file.
Une mouvance talentueuse
Très loin du Maritain auteur d’Humanisme intégral, dont le projet était de concilier le théocentrisme médiéval avec l’humanisme moderne, au point de participer à l’élaboration de la Charte des droits de l’homme, pour l’organisation des Nations unies, Jean Madiran s’était toujours classé dans une mouvance politico-religieuse à l’opposé d’une telle tentative.
Le journaliste, qui avait appartenu à la rédaction de l’hebdomadaire Rivarol, se situait à l’opposé de la démocratie chrétienne, et même de l’Action catholique de l’époque. Cependant, il importe de comprendre que Madiran a toujours dépassé son appartenance politique à ce qu’il est convenu d’appeler l’extrême droite pour une exigence intellectuelle de nature philosophique et même théologique.
La création de la revue Itinéraires en 1956 correspond à une telle exigence, et pendant des décennies, elle fut le terrain de ralliement de toute une mouvance talentueuse, avec des collaborateurs tels que Louis Salleron, Gustave Thibon, Alexis Curvers, Henri Charlier et bien d’autres. Madiran lui-même put y développer largement sa pensée centrée sur le droit naturel et la rectitude dogmatique. C’est son refus d’admettre le sacre non approuvé par Rome de quatre évêques par Mgr Lefebvre, en 1988, qui entraînera la disparition de la revue, qui y perdra une partie de ses lecteurs.
Un combattant farouche
La lecture de la biographie d’Yves Chiron fait revivre toute une partie de l’histoire de l’Église, depuis le pontificat de Pie XII jusqu’à celui de Benoît XVI. Elle rend un certain ton d’amertume, car le récit qu’elle développe est celui d’une déchirure brûlante qui ne s’est pas encore éteinte. Madiran, qui devait fonder aussi le quotidien Présent, y apparaît comme un combattant farouche, intransigeant. Ses adversaires le dénonceront toujours sous l’angle de l’intégriste – qu’il ne fut pas –, mais les causes qu’il a défendues et illustrées réclament une réflexion sérieuse, celle qu’un historien de l’envergure d’un Émile Poulat avait su discerner.
Cette biographie essentiellement intellectuelle tracée par Yves Chiron, qui comporte des renseignements précieux sur une personnalité et son enracinement familial, aidera à mieux comprendre l’histoire contemporaine de l’Église avec des enjeux qui sont toujours d’une actualité aiguë.
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Jean Madiran. 1920-2013, Yves Chiron, éd. Dominique Martin Morin, 2023, 572 pages, 29 €.