Mardi 6 décembre 2023. Gérald Darmanin, ministre de l’Intérieur et des Cultes, prend la parole à la tribune de l’Assemblée nationale, dans le cadre d’un débat sans vote, relatif au projet de loi sur l’immigration. « Le peuple français est un composé, affirme-t-il. C’est mieux qu’une race, c’est une nation. Unique en Europe, la conformation de la France se prêtait à tous les échanges de courants, ceux du sang et ceux des idées. La France est un isthme, une voie de grande communication entre le Nord et le Midi. »
Cette phrase, en fait une citation, provoque un tollé dans les rangs de l’extrême gauche, en dépit de sa tonalité apparemment « inclusive », généreuse, compatible avec l’esprit du « vivre-ensemble », voire de la « créolisation » chantée par Jean-Luc Mélenchon. Pourquoi ? Parce que l’auteur de cette analyse n’est autre que Jacques Bainville (1879-1936), journaliste, figure de l’Action française, et à ce titre réputé infréquentable.
Au-dessus de la mêlée
Savoureux – et pathétique ? – épisode qui voit un jeune ministre faire son miel d’un auteur à mille lieues de l’esprit macronien, et une opposition dite « insoumise » tirer à boulets rouges sur un propos qu’elle aurait pu faire sien, s’il n’avait été formulé par une figure réputée – au mieux – réactionnaire. Mais si l’on balaye cette polémique déjà oubliée, l’affaire est révélatrice. L’Histoire de France de Jacques Bainville, publiée il y a juste un siècle, en janvier 1924, par Arthème Fayard, peine en effet à entrer dans des catégories préconçues, ce qui explique peut-être son immarcescible succès. À droite, parce qu’au travers de sa lecture surplombante de l’histoire de France, elle donne un sens, une direction, à l’enchaînement des faits. À gauche, parce qu’au-delà de l’exceptionnelle qualité littéraire de l’ouvrage, on a su faire crédit à Bainville de son honnêteté et de sa rigueur – malgré les indignations sélectives de La France insoumise.
Un destin français ?
Roman national ? C’est évidemment la marque infâme que les contempteurs de Bainville tenteront et tentent encore d’apposer sur cette œuvre maîtresse. Ce en quoi ils commettent un contresens majeur puisque Bainville a toujours privilégié la raison, l’approche scientifique, au détriment du sentiment, ce que pourra regretter un public conservateur, désireux de faire correspondre les faits à une lecture téléologique de l’histoire. C’est la raison, et non l’idéologie, qui pousse Bainville à établir dans son Histoire de France que la lecture de son passé, de son présent, et sans doute de son avenir, a quelque chose de linéaire bien que non déterminé. Qu’il y a bien quelque chose d’unique dans le destin de la France, et que ce destin puise dans vingt siècles cumulés, et non dans les deux seuls qui nous séparent de la Révolution.
Cette France que l’on aime
L’on pourra sans doute estimer que l’approche de Bainville est incomplète, trop politique. Que l’on ne saurait se dispenser, par exemple, de l’histoire économique, sociale ou culturelle de la Nation pour tenter d’en embraser la totalité. Bainville reste aussi très laconique sur ce que la France doit à l’Église et au christianisme.
Il n’en demeure pas moins que son Histoire, au-delà du remarquable panorama qu’elle propose, et de l’intelligibilité qu’elle en suggère, s’impose comme une œuvre majeure qui dépasse le champ académique. En témoigne ce commentaire de Jean-Claude Zylberstein, issu d’une famille juive polonaise, sauvé de la Shoah par des « Justes », qui se définit comme un « Français d’importation » et qui dirige « Texto », la collection de poche de Tallandier, où est toujours éditée cette œuvre de Bainville : à sa lecture, explique-t-il, « on se sent au fil des pages d’abord content, puis heureux et enfin quasiment ému d’être français ».
Histoire de France, Jacques Bainville, éd. Tallandier, coll. «Texto», 2020, 576 p., 12,50 €.