Commençons par relever ce qu’un cercle de femmes féministes, autour de François Busnel à La Grande Librairie (20 mars 2019), déplore comme une anomalie significative de la situation d’infériorité dans laquelle sont maintenues ou se maintiennent les femmes dans notre société française : parmi les écrivains (écrivain(e)s, bien sûr), elles seraient encore très minoritaires avec à peine trente pour cent du total des accoucheurs (pardon, accoucheur(se)s) de livres. Cependant, si on compare l’écriture d’un livre à un accouchement, comme il est d’usage, j’ai envie de leur souffler qu’il va de soi que la matrice de référence, cette fois, est féminine à cent pour cent, et que les hommes dans le décompte de cet exercice ne sont pas à leur tour minoritaires, mais totalement absents et inexistants…. Indiscutable et absolue supériorité féminine dans ce domaine décisif entre tous, qui nous permet d’être là et de débattre !
L’accouchement en question ne se rapporte pas seulement au fait « brut » de donner la vie, mais aussi à la longue période de gestation, à la fois heureuse et angoissée et au temps gratifiant et laborieux de l’éducation, de la petite enfance jusqu’à l’âge adulte. « On ne naît pas mère, on le devient » pourrait avoir écrit Simone de Beauvoir…
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Ce préambule, moins anecdotique qu’il n’y paraît, m’amène à constater que dans les arguments féministes (d’hommes ou de femmes) destinés à rabaisser la séculaire domination masculine et sa superbe idéologique, tout comme à justifier et alimenter la lutte des femmes visant à leur reconnaissance pleine et entière, il n’est pratiquement jamais question de faire valoir leur supériorité sui generis et hors pair – sans parité – en tant que femmes : leur capacité à donner la vie.
Malheureusement cette prodigieuse aptitude à enfanter, unique et propre à leur sexe, est plutôt abordée dans l’idéologie politique moderne de nombreuses féministes – qui se démènent en ce sens aux Nations Unies et au Parlement Européen – comme la revendication et le droit inconditionnel d’éliminer et de tuer le petit être distinct qu’elles portent en elles, en cas de simples ou graves contrariétés. Le principe invoqué : «la femme maîtresse de son corps» qui affirme sa liberté conquise dans le domaine des relations affectives et sexuelles, contre la domination ou l’esclavage qui ont longtemps prévalu, culmine dans son droit supposé de supprimer le fruit de sa conception, c.à.d. la nouvelle personne humaine en gestation. Que l’homme se soit comporté comme un intrus ou qu’il ait été un partenaire accepté ou voulu, la décision n’est pas de son ressort (d’ailleurs bien souvent ce dernier s’est absenté…, ce qui explique en partie l’individualisme féminin exacerbé en la matière).
On comprend qu’en présence ou possession de cette avancée historique, coup de force émancipateur au séculaire respect dû à la vie naissante, beaucoup de femmes féministes et leurs alliés considèrent l’accouchement – au sens plénier rapporté plus haut – comme une caractéristique secondaire d’ordre biologique, certes liée à leur féminité, mais nullement constitutive de celle-ci. Accidentelle en quelque sorte.
La maternité pour les féministes pur jus n’entre pas dans un « éternel féminin » à honorer, défendre, exalter ou faire briller…, bref, à s’approprier à nouveaux frais… Il s’ensuit que hommes et femmes, sont perçus comme des monades juxtaposées, des gens qui se font face les uns aux autres, priés de se reconnaître égaux en talents, prérogatives, fonctions, tâches…, s’appréciant et se respectant, avec quotas égalitaires de représentativité en tous domaines, plutôt que comme des partenaires, certes égaux, mais complémentaires entre eux, membres différenciés d’une humanité duale destinée à fusionner sélectivement pour son existence même et sa perpétuation…
Quant à la pensée chrétienne, appelée à « ruisseler » elle aussi, il est évident qu’elle puise son inspiration dans la révélation biblique : « Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il le créa, homme et femme il les créa. Il les bénit et leur dit : Soyez féconds et multipliez-vous » (Genèse 1, 17-28 ; 2, 18-24)
Tant l’homme que la femme ont besoin pour se connaître, s’auto-évaluer et s’aimer en vérité de leurs regards croisés en tant que porteurs de cette modélisation particulière de l’image divine qui imprègne l’autre sexe et qu’ils n’ont pas reçue, et en tant qu’ils sont potentiellement constitués père ou mère. Ici surtout, la femme, me semble-t-il, appelle une particulière considération en raison de son implication bien majeure dans la procréation qui, mystérieusement, multiplie cette image.
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Sur la perception de la place unique et du rôle éminent que joue la femme en train d’accoucher, c’est à dire d’enfanter la vie nouvelle, Jésus nous propose un regard, plus : une vision, à la fois étrange et grandiose (rarement mise en avant que je sache), dont les croyants désormais ne sauraient se passer. L’émoi des disciples en présence de la mort du Seigneur et de sa réapparition prochaine est mis en relation directe avec l’accouchement de la femme et les sentiments qui l’habitent. Voici ce que nous dit le Christ à la veille de son « passage » : « Encore un peu de temps et vous ne me verrez plus, et puis un peu encore et vous me verrez. » Qu’est-ce que ce peu ? (répété trois fois dans la conversation…) « La femme, sur le point d’accoucher, s’attriste parce que son heure est venue; mais lorsqu’elle a donné le jour à l’enfant, elle ne se souvient plus des douleurs, dans la joie qu’un homme est venu au monde. Vous aussi, maintenant vous voilà tristes, mais je vous verrai de nouveau et votre coeur sera dans la joie, et votre joie, personne ne pourra vous la ravir. » (Jean 16, 16- 22)
Ce n’est pas le seul passage de l’Evangile où est évoqué par Jésus l’événement majeur de la grossesse parvenant douloureusement à son terme avant de déboucher sur la joie triomphale. Jésus annonce les épreuves et le chaos qui ébranlent la terre et l’histoire avant la fin du monde – sans doute déjà en train de se produire dans la trame du temps – mais prophétise que ces signes sont annonciateurs de son retour glorieux et de notre salut : « On se dressera en effet, nation contre nation et royaume contre royaume. Il y aura par endroits des tremblements de terre, il y aura des famines. Ce sera le commencement des douleurs de l’enfantement… » Suit le récit des persécutions et de la grande tribulation de Jérusalem… qui s’achèvent par « la venue du Fils de l’homme en majesté et le rassemblement des élus, des quatre vents, de l’extrémité de la terre à l’extrémité du ciel ». (Marc 13, 5-32)
Ailleurs, Saint Paul nous dit, dans un morceau d’une rare éloquence, que « toute la création gémit en travail d’enfantement avec l’espérance d’être elle aussi libérée de la servitude de la corruption pour entrer dans la liberté de la gloire des enfants de Dieu. » (Romains 8, 18-27)
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Les disciples confrontés à l’absence du Seigneur, ayant à vivre le « peu de temps » qui sépare sa passion de sa résurrection, ainsi que le « peu de temps » qui sépare ses brèves apparitions de ressuscité de son retour glorieux et définitif à la fin des temps ; l’humanité dans la perspective de la fin du monde et des terribles secousses annonciatrices du « Jour de Yahvé »;
la création tout entière gémissant dans l’attente de la libération promise aux enfants de Dieu, sont comme la femme enceinte quand vient l’heure de l’enfantement : une attente angoissée, mais remplie d’espérance, et qui se transformera en joie, à l’apparition de son enfant. Trois aspects essentiels de l’histoire du salut, embrassant notre propre destinée et celle du monde, illustrés par l’image-réalité de la femme enceinte qui donne jour à une vie nouvelle. Ces temps là, chargés d’épreuves sont au plus profond « peu de temps » en comparaison de la joie inamissible (inaliénable) qui doit suivre…
N’est-il pas digne d’une attention étonnée et même émerveillée que la femme et son accouchement soit symboliquement porteuse de cette totalité ?
Quel parti pourrait en tirer un féminisme inspiré ?