Selon l’exécutif, ce projet de loi résulterait d’un « débat démocratique » mené notamment au sein de la « Convention citoyenne sur la fin de vie ». Qu’en pensez-vous ?
Erwan Le Morhedec : Je pense que les membres de la Convention citoyenne ont pris leur rôle au sérieux, et qu’ils étaient conscients de la gravité du sujet. Je crois aussi qu’ils étaient assez représentatifs de la société française qui – de prime abord – se dit plutôt favorable à l’euthanasie. Reste qu’il n’est pas difficile d’influencer une assemblée de ce type. Par exemple, ces travaux n’ont pas débuté par la présentation de la loi française ou des soins palliatifs, mais par la présentation, sans contradiction, de ce que font la Belgique et la Suisse en matière d’euthanasie et de suicide assisté. Cela donnait le ton de cette Convention, d’ailleurs pilotée par le Conseil économique, social et environnemental (CESE) dont les interventions pro-euthanasie sont bien connues…
Par la suite, j’ai été frappé par la mise à l’écart des soignants, cantonnés au rôle de figurants et de faire-valoir. Des personnes qui ne représentaient qu’elles-mêmes ont été auditionnées uniquement parce qu’elles étaient favorables à la légalisation de ces pratiques. Or, leur voix a pesé autant que celle de la présidente de la SFAP [la Société française d’accompagnement et de soins palliatifs] qui représente, elle, des milliers de soignants et de bénévoles !
Les choses étaient-elles jouées d’avance ? Le Président a fait part de ses hésitations…
On a eu droit à la mise en scène de ses doutes intimes, jusqu’au dîner à l’Élysée avec des médecins, des philosophes, les représentants des cultes… J’ai le sentiment que tout n’était que façade. Souvenez-vous qu’en remettant à Line Renaud la grand-croix de la Légion d’honneur, il avait publiquement salué le combat de l’actrice pour l’euthanasie en concluant : « Nous le ferons. » C’était en septembre 2022 ! Et tout cela aboutit à un projet de loi qui n’est pas loin d’être le pire de ce qu’on pouvait imaginer !
Pourtant, Emmanuel Macron vante l’originalité du « modèle français de la fin de vie ».
Cette présentation des choses est purement rhétorique. Il y a tromperie. Quoi qu’il prétende, avec un art consommé du sophisme, ce projet prévoit bel et bien de légaliser l’euthanasie et le suicide assisté. Quand une personne s’administre un produit létal sous supervision médicale, c’est un suicide assisté. Et quand un tiers injecte ce produit létal à une autre personne, à sa demande ou pas, c’est une euthanasie. Emmanuel Macron s’en défend en expliquant que « la mort est déjà là » – c’est ce qu’il a dit dans son entretien à La Croix et à Libération, le 10 mars. Les patients en fin de vie seraient donc déjà morts ? C’est porter un regard terrible sur ces personnes et sur la fin de vie ! Il n’y aurait rien d’autre à faire que de leur administrer la mort ? C’est la négation totale de 40 ans de développement de soins palliatifs. On voit bien qu’il y a là deux philosophies, à l’opposé l’une de l’autre.
La seule originalité de ce soi-disant modèle – pour le pire –, c’est la possibilité qu’un proche puisse administrer le produit létal si la personne n’est pas en mesure de le faire. Une disposition qui n’existe nulle part ailleurs dans le monde ! Cela risque de poser de graves problèmes au proche sollicité, qu’il accède ou non à cette demande…
Les partisans de ce projet affirment que ces pratiques seront strictement « encadrées ». Qu’en pensez-vous ?
On répète en effet comme un mantra que des conditions strictes seront posées. Par exemple qu’il faut que le patient soit atteint d’une maladie incurable et que sa souffrance – physique ou psychologique – soit « insupportable ». Mais comment mesurer l’intensité d’une souffrance psychologique ? Et qui le fera ? Le patient ? le médecin ? Ce critère est particulièrement subjectif ! Le projet prévoit aussi que le diagnostic vital doit être engagé « à court ou moyen terme ». Or, tous les médecins vous diront qu’il est impossible d’établir un pronostic vital fiable « à moyen terme ». Enfin, le délai fixé pour « tester la solidité de la détermination » du patient – 48 heures minimum – n’a guère de sens : j’ai rencontré, en soins palliatifs, une femme qui s’était rendue en Belgique, avait rempli un dossier d’euthanasie puis était rentrée en France pour, finalement, ne plus en reparler. Elle est morte paisiblement dans un service de soins palliatifs.
La procédure de décision d’euthanasie paraît aussi très légère…
La ministre de la Santé, Catherine Vautrin, prétend que la décision sera prise collégialement. C’est faux. En réalité, le médecin qui recevra la demande d’euthanasie devra seulement consulter un autre médecin, qui n’aura pas forcément de connaissances des soins palliatifs, et – éventuellement – une personne d’une profession paramédicale connaissant le patient. Ce qui n’a rien à voir avec la procédure, vraiment collégiale, aujourd’hui mise en œuvre pour décider d’une sédation profonde dans le cadre de la loi Claeys-Leonetti. Paradoxalement, cette loi consacre le pouvoir des médecins alors que beaucoup dénoncent régulièrement la toute-puissance médicale, y compris parmi les partisans de ce projet !
Les exemples étrangers prouvent que ces conditions sautent l’une après l’autre…
En effet, ne serait-ce que parce qu’il est prévu d’interpréter ces conditions, sans même recourir à la loi. En Belgique, la Commission de contrôle de l’euthanasie a estimé qu’un patient devenu incurable parce qu’il refusait de suivre son traitement pouvait être euthanasié. L’incurabilité n’est plus appréciée de manière objective. Il est probable que l’on suive le même chemin en France. Le président du Comité consultatif national d’éthique, Jean-François Delfraissy, a d’ailleurs affirmé que ce projet de loi était « une étape ». Et Le Journal du Dimanche a récemment révélé un courriel interne du président de l’ADMD disant que le front des « antichoix » serait brisé par l’adoption de ce texte et qu’il sera possible d’aller plus loin. Je m’étonne que cette révélation n’ait pas fait plus de bruit !
En Belgique, il est désormais possible d’euthanasier des mineurs, ce qui n’était pas prévu dans le texte initial…
C’est exact. Lorsque j’évoque les risques de dérive, on me répond souvent avec ironie que ce serait « l’argument de la pente glissante ». Interrogé sur ce point dans une émission d’Arte, à laquelle je participais, le philosophe et gériatre hollandais Bert Keizer, qui pratique des euthanasies depuis quatorze ans, a répondu : « Oui, trois fois oui, il y a une pente glissante et nous sommes dessus […]. On va toujours ajouter de nouvelles catégories et je ne pense pas que ce soit une mauvaise chose »…
Peut-on craindre que des considérations économiques entrent en compte dans ce projet ?
Sincèrement, je dirais que les motivations premières des partisans de ce projet sont idéologiques. Mais je pense aussi que certains, quand ils réfléchissent à ce sujet, ont à l’esprit le vieillissement de la population française et l’explosion des coûts de la santé. Pour eux, la légalisation du suicide assisté permettrait des économies très importantes dans 20, 30 ou 50 ans. Dans Marianne, le président de la MGEN, Matthias Savignac, a d’ailleurs estimé que ce projet constituait « une formidable avancée », considérant, je le cite, que « le taux de suicide des personnes âgées en France montre que la demande est déjà là »… Il faut savoir que les personnes demandant l’euthanasie, dans les pays où elle a été légalisée, sont souvent des femmes âgées, isolées et malades. Leur solitude et la crainte d’être un poids pour leurs enfants sont les principales raisons de leur demande. Elles ont peur de « déranger » !
L’euthanasie pourrait être pratiquée dans des EHPAD…
C’est en effet ce qu’autoriserait ce projet de loi. Il est prévu qu’un résident puisse faire venir son propre médecin à cette fin. Les responsables de ces établissements ne pourraient pas s’y opposer. C’est la logique de ce projet. En Belgique, 70 % des personnes euthanasiées ont plus de 70 ans. Cela risque d’être un facteur de déstabilisation assez fort dans les EHPAD.
Que dit cette loi sur notre société ? Pour ses partisans, la légalisation de l’euthanasie serait « une loi de liberté » qui n’enlèverait rien à personne…
Rien… sinon la vie ! Ils ont une approche très individualiste et réduisent la liberté à l’autodétermination. En résumé, « je suis seul à pouvoir décider pour moi-même ». C’est un principe qui dissout la société, réduite au silence dès qu’elle me contrarie. Or les décisions que nous prenons ont des conséquences sur nos proches et, en l’occurrence, aussi sur les soignants. « Nous ne sommes pas des monades », dit le pape !
Ce qui me frappe aussi, c’est la tentation d’aborder ce sujet de façon désincarnée, comme si chacun pouvait décider de sa mort en toute liberté, comme un « citoyen en gloire ». Est-ce le cas des personnes âgées, dont beaucoup sont dépendantes ? Est-ce ce qu’elles attendent de nous, qui pourrions les aider ? Dans les faits, ce projet est porté par des gens qui sont pour la plupart en bonne santé, souvent aisés, et fortement soutenus par le monde médiatique. Un médecin de Seine-Saint-Denis m’a dit un jour : « L’euthanasie, c’est une demande de l’intérieur du périphérique »… Ses promoteurs ne connaissent ni l’angoisse, ni la douleur, ni l’isolement que vivent beaucoup de personnes malades, et pauvres. Dans ces moments-là, plus que jamais, la liberté ne va pas sans la solidarité. Les pauvres ne demandent pas qu’on les euthanasie, ils veulent être sûrs qu’on les soignera jusqu’au bout. Va-t-on les abandonner ?
Ses partisans disent défendre la dignité de la personne…
Il faudrait d’abord permettre à tous de se prononcer en connaissance de cause. Or beaucoup de Français ignorent que les soins palliatifs offrent aujourd’hui une fin digne aux patients en fin de vie. On bannit l’acharnement thérapeutique, tout en poursuivant les soins pour soulager la souffrance – et non pour tuer ! On continue de soigner, même s’il n’y a plus l’espoir d’une guérison.
La loi prévoit de développer les soins palliatifs. Vous n’y croyez pas ?
Seulement trois pages de ce projet sont consacrées aux soins palliatifs. Et l’essentiel consiste à remplacer, dans les textes existants, « soins palliatifs » par « soins d’accompagnement ». C’est indigent ! Il est question de créer des maisons d’accompagnement. Or elles existent déjà et se développent sans qu’il soit besoin d’une loi… En réalité, il n’y a rien de concret dans ce texte. On peut bien construire un bâtiment baptisé « unité de soins palliatifs », si l’on n’a pas les personnels de santé… À Bourges, on va retirer des moyens à l’équipe mobile qui existe pour les confier à l’unité qui doit être créée : on déshabille Paul pour habiller Pierre. Le gouvernement promet un milliard d’euros sur dix ans, mais les crédits des lois de programmation sont très souvent revus à la baisse… Rien n’a été fait depuis six ans et l’on voudrait nous convaincre que tout va changer. Permettez-moi d’en douter.
Pour aller plus loin :
- Affaire Ulrich KOCH contre Allemagne : la Cour franchit une nouvelle étape dans la création d’un droit individuel au suicide assisté.
- Le défi du développement des peuples et le pacte de Marrakech - la fuite en avant des Nations Unies
- La bataille de l'euthanasie
- Débat parlementaire du 19 novembre sur l'Euthanasie
- Fin de vie : un simulacre de débat ?