Emmanuel Todd, anthropologue, historien, s’est toujours distingué par son indépendance d’esprit. Son recours à la sociologie de Frédéric Le Play (1806-1882) lui confère un regard particulier sur les structures sociales à partir des formes familiales. Mais il s’est aussi beaucoup intéressé aux travaux de Max Weber, et notamment à son ouvrage princeps, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme. Cette thèse, qui date du début du XXe siècle, a été à l’origine de nombreuses discussions. Un Raymond Aron a confié à quel point l’étude de Weber lui avait ouvert l’intelligence au tréfonds des civilisations : « En lisant Max Weber, j’entendais les rumeurs, les craquements de notre civilisation, la voix des prophètes juifs et, en écho dérisoire, les hurlements du Führer » (R. Aron, Mémoires). Il s’agissait bien d’un approfondissement anthropologique, où la philosophie pouvait trouver son compte.
Effondrement intérieur
Avec Emmanuel Todd, nous nous trouvons dans une démarche analogue, typique de son dernier ouvrage, dont le seul titre exprime l’objet redoutable : La défaite de l’Occident. La radicalité d’un tel constat oblige à aller rechercher les causes d’un véritable effondrement intérieur qui touche aussi bien l’Europe que les États-Unis. Le motif premier, « c’est la disparition d’une culture nationale partagée par la masse et les classes dirigeantes ». Et le jugement sur l’évolution américaine est sans appel : « L’implosion, par étapes, de la culture WASP – blanche, anglo-saxonne et protestante – depuis les années 1960 a créé un empire privé de centre et de projet, un organisme essentiellement militaire dirigé par un groupe sans culture – au sens anthropologique – qui n’a plus comme valeurs fondamentales que la puissance et la violence. »
« Pulvérisation des classes dirigeantes américaines »
Le point de vue de Max Weber est au cœur d’une telle analyse, car ce qui constituait pour lui la force du capitalisme moderne, le protestantisme, s’est complètement volatilisé : « Une des caractéristiques essentielles de notre époque est la disparition complète du substrat chrétien, un phénomène historique crucial, qui, justement, explique la pulvérisation des classes dirigeantes américaines. »
Le chapitre consacré plus spécifiquement aux États-Unis constitue une démonstration impressionnante de cet effondrement, qui surprend d’autant plus que l’image de la super-puissance demeure comme celle d’une supériorité dans tous les domaines, économiques, industriels, universitaires…
Cette image est trompeuse, démentie par un certain nombre de facteurs, telle l’espérance de vie, le taux de mortalité infantile et la dérive du système de santé. On apprend ainsi, non sans effarement, que la hausse de la mortalité s’est produite à cause de la diffusion d’opioïdes, dont les propriétés anti-douleurs mènent fréquemment « à une mort directe, à l’alcoolisme ou au suicide ».
« La religion zéro »
Mais la puissance économique est aussi illusoire. Tout un chapitre de l’essai s’applique à « dégonfler l’économie américaine ». L’Amérique forme de moins en moins d’ingénieurs, contrairement à la Russie. Et le système qui consiste à produire la monnaie du monde, le dollar, s’avère ruineux en dévalorisant les activités autres que la création monétaire.
Mais ce type d’indicateur ne fait que renvoyer à ce que Todd appelle « la religion zéro ». La disparition du protestantisme classique a pu nous être masquée par l’essor des évangéliques. Mais celui-ci est significatif d’un renversement régressif aux yeux du sociologue. Lecture littéraliste de la Bible, mentalité généralement anti-scientifique et narcissisme pathologique : « Dieu n’est plus là pour exiger, mais pour cajoler le croyant et lui distribuer des bonus, psychologiques ou matériels. »
Il faut toutefois préciser que La défaite de l’Occident part d’une réflexion sur la guerre en Ukraine. Elle nuance le plus souvent les analyses pro-ukrainiennes les plus en cours chez nous dans les médias. On peut être en désaccord. C’est l’occasion d’une élucidation nécessaire, parce que notre sort y est lié.
—
La défaite de l’Occident, Emmanuel Todd, éd. Gallimard, janvier 2024, 384 pages, 23 €.