Le combat spirituel a traversé toute la vie de couple d’Élisabeth et Félix Leseur. Il a commencé dès leurs fiançailles, lorsque Félix avoue à Élisabeth avoir perdu la foi reçue, comme elle, par son éducation. En cause : ses lectures et son passage en faculté de médecine. Le fiancé transi s’engage cependant à respecter la foi de sa future épouse. Ils se marient en 1889.
Mais les convictions de Félix – rationalistes, athées et antireligieuses – le poussent secrètement à vouloir « libérer » son épouse de « l’éblouissement » de la foi. Peu à peu, ce travail de sape semble porter du fruit : « Dans le courant de 1897, j’arrivai, par toute une série de lectures et de pressions, à la détacher de l’observance des devoirs religieux, à entamer sérieusement sa foi et à l’amener au protestantisme libéral, qui n’était d’ailleurs dans mon esprit qu’une étape vers un agnosticisme radical », reconnaîtra Félix après sa propre conversion.
Divine Providence
Pour accélérer ce travail de sape, il suggère à Élisabeth, en 1898, de lire L’Histoire des origines du christianisme, d’Ernest Renan, qui remet en question les fondements historiques du christianisme et nie la divinité du Christ. Surprise, c’est l’effet inverse qui se produit ! « Grâce à la divine Providence, l’ouvrage sur lequel je comptais pour achever mon œuvre détestable fut précisément celui qui détermina sa ruine », se réjouira-t-il plus tard. En découvrant les thèses de Renan, Élisabeth entreprend en effet d’en creuser les fondements… et découvre qu’ils ne tiennent pas scientifiquement ! Elle commence alors, sans le vouloir directement, à donner une assise intellectuelle solide à sa foi, en se plongeant dans la Bible et les écrits de saint Thomas et de sainte Thérèse d’Avila. Ainsi renouvelée, sa foi devient la colonne vertébrale sur laquelle elle bâtit progressivement une profonde vie intérieure.
Renaissance
Mais Élisabeth ne dit rien de cette renaissance à son mari, pour ne pas le blesser. « Surtout observer une extrême réserve sur tout ce qui touche aux choses de la foi qui, pour lui, sont encore recouvertes d’un voile », note-t-elle. Elle reste une épouse dévouée et orientée vers le bonheur de son mari, bien que leur vie mondaine palpitante corresponde de moins en moins à ses aspirations : « Je m’occupe toilettes et fourrures… et j’en parle, pour dissimuler toute austérité. Comme on a peur de la souffrance et de la pénitence dans le monde, et comme je dois cacher l’une et l’autre, dans la mesure du possible, au regard du prochain ! Mon amabilité, ma charité serviront, Dieu aidant, à rapprocher les cœurs de ce si bon Dieu ; la souffrance me servira à les lui conquérir, ma prière à les lui donner. »
Désormais, Élisabeth n’a plus qu’un but : se sanctifier et s’offrir pour collaborer à la conversion et au salut de son cher époux et de tous leurs amis incroyants : « J’aime plus que d’autres ces êtres que la lumière divine n’éclaire pas ou, plutôt, qu’elle éclaire d’une façon que nous ignorons […]. Il y a un voile entre de telles âmes et Dieu, un voile qui laisse seulement passer quelques rayons d’amour et de beauté. Dieu seul peut, de son geste divin, écarter ce voile ; alors la vraie vie commencera pour ces âmes. Et moi qui vaux si peu, pourtant, je crois à la puissance des prières que je fais sans cesse pour ces âmes chères. »
Elle met donc à profit pour elles les croix de sa vie, dans un véritable apostolat de la souffrance : la maladie et la douleur, qui l’accablent depuis le tout début de son mariage, de manière de plus en plus invalidante. Mais aussi les douleurs morales liées aux nombreux deuils dans sa famille – père, sœur, neveux – et à la stérilité qui l’afflige, et qu’elle transfigure en s’occupant de la formation spirituelle de ses neveux, d’enfants pauvres et de jeunes ouvrières.
Sans une plainte, elle offre ces souffrances en secret, sur l’autel de son âme, en les unissant à la Passion salvatrice du Christ. « Personne ne doit connaître ma souffrance, ni même le sacrifice que j’accomplis en la dissimulant. Je dois me faire toute à tous, ne m’occuper que des misères d’autrui, n’attrister ou n’ennuyer avec les miennes aucun de ceux qui m’entourent. Ne laisser voir de ma foi que les œuvres inspirées par elle ; ne révéler de ma douleur que son action sanctifiante en mon âme. […] Demander à Dieu qu’il puise, en faveur des âmes et de ceux que j’aime, dans cette réserve intime de souffrances, enfouie au plus profond de mon âme. »
Malgré ces croix, Félix et Élisabeth forment un couple très uni et amoureux. Malgré sa « croisade » contre la foi de sa femme, Félix est un époux aimant et attentionné et renonce, pour elle, à la brillante carrière dont il rêvait dans les colonies, acceptant à la place la direction d’une compagnie d’assurances, l’accompagnant aussi en pèlerinage à Rome et à Lourdes.
Testament bouleversant
Lorsqu’elle meurt d’un cancer du sein, après de terribles souffrances, le 3 mai 1914, Félix est désespéré… et bouleversé en découvrant son testament, dans lequel elle prophétise sa conversion. Puis son Journal, dans lequel elle évoque son travail spirituel souterrain d’offrande par amour pour son mari. Félix finit par rendre les armes de l’athéisme et par se convertir. Et, comme Élisabeth le lui avait prédit plusieurs fois, à devenir religieux. « Aime les âmes ; prie, souffre et travaille pour elles. Elles méritent toutes nos douleurs, tous nos efforts, tous nos sacrifices », lui écrit-elle dans son testament. Il entre, en 1919, à 58 ans, au noviciat pour devenir dominicain, sous le nom de Frère Marie Albert. Il est ordonné prêtre en 1923.
L’œuvre du reste de sa vie sera de faire connaître les écrits et l’apostolat secret de la souffrance d’Élisabeth, par lequel elle vivait concrètement sa devise spirituelle : « Toute âme qui s’élève élève le monde. Et toute âme qui s’abaisse abaisse le monde. » Son procès de béatification est ouvert.
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