Qu’appelle-t-on l’intelligence artificielle ? Que vous suggère cette expression ? Est-ce une libération ou un asservissement ?
Pierre Dulau : Ce qu’on appelle « l’intelligence artificielle » participe d’un processus scientifique global qui commence au XVIe/XVIIe siècles… et qui pose comme principe que la réalité naturelle, physique comme psychique, est mathématiquement réductible. L’IA est indissociable de ce grand mouvement moderne de réduction de la nature à des opérations calculables – opérations désormais informatiques et algorithmiques. Mais l’expression est réductrice et trompeuse car on en vient à confondre l’intelligence et la pensée. L’intelligence, c’est la capacité de mettre en relation, de façon logique, des phénomènes apparemment distincts. La pensée, c’est bien plus que cela ! Ce peut être aussi la contemplation, la méditation, le rêve… La pensée ne relève pas du « big data ».
Martin Steffens : Si l’intelligence, c’est seulement, selon une étymologie possible « faire des liens entre » – inter-ligare –, elle atteint en effet son excellence dans la puissance combinatoire des moteurs de recherche. Mais elle est aussi et surtout, comme l’a dit Pierre, « pensée », c’est-à-dire, selon une autre étymologie, faculté de lire entre les lignes – inter-legere –, capacité de faire surgir l’inouï d’un texte ou d’une confidence amicale. En ce second sens, l’intelligence est une chose rare et non substituable, non délégable : seul celui qui écoute peut entendre vraiment ce qui se joue, secrètement, dans un texte lu et relu, dans un événement, dans un dialogue… « Penser, disait Paul Valéry, est une exception à une règle générale : ne pas penser. » La plupart du temps, en effet, nous ne faisons que combiner des idées. Nous sommes des IA. Parfois, presque par miracle, nous nous rendons attentifs à ce qui passe entre les lignes.
Soit, mais les ordinateurs calculent désormais plus vite que le plus intelligent des hommes. N’est-ce pas à la fois fascinant et inquiétant ?
Pierre Dulau : Si l’on s’arrête à ce point du raisonnement, nihil novi sub sole ! Car le propre de la technique est justement de soulager l’homme en étant plus performante que lui. Pourquoi fabriquer un ordinateur qui calculerait moins vite que l’homme ? Cela n’aurait aucun intérêt. Mais il est vrai que cette suppléance a un prix. En même temps qu’elle décuple la portée ou la précision dans l’action, la technique menace de délester l’homme de certaines de ses compétences, en tout cas de les amoindrir. Platon, le premier, a formalisé ce paradoxe : l’invention de l’écriture permet de conserver la mémoire des actions des hommes, mais cette « facilité » peut les inciter à ne plus l’entretenir. De sorte qu’en voulant sauver la mémoire, on risque du même coup de provoquer l’oubli. Ainsi, en extériorisant une fonction naturelle, nous gagnons en efficacité mais nous courons en même temps le risque d’en perdre la maîtrise. Ce paradoxe est inscrit, depuis le début, dans la technique elle-même. L’IA n’en est que la dernière expression.
Martin Steffens : L’intelligence se définit-elle par la rapidité ? Je pense au contraire qu’elle requiert du temps. Le moteur de recherche, c’est un maximum de liens dans un minimum de temps. Méditer une question, c’est tout le contraire. C’est freiner la pensée, contrarier les associations d’idées, endurer l’incertitude et avoir le courage d’hésiter, de ne plus savoir…