Quand Gertrud von Le Fort tombe, au Carmel de Compiègne où elle séjourne, sur le récit que dresse Sœur Marie de l’Incarnation (1761-1836) du martyre de ses sœurs carmélites – auquel elle a assisté, non sans éprouver la douleur de ne pouvoir les rejoindre –, cette jeune allemande convertie au catholicisme comprend qu’elle tient là le thème de son prochain livre. En 1931 paraît La Dernière à l’échafaud, une nouvelle sous la forme d’une lettre d’un émigré français, rédigée en octobre 1794, quelques mois après l’exécution des carmélites de Compiègne.
Blanche de La Force
La « dernière à l’échafaud », c’est l’héroïne : Blanche de La Force, personnage dont Gertrud von Le Fort – l’homonymie est voulue – avait cerné le contour depuis quelque temps et qui attendait le récit idéal pour la mettre en scène. Elle se retrouvera dans toutes les adaptations. Jeune fille craintive depuis sa tendre enfance, Blanche entre au Carmel contre l’avis de son père, acquis aux idées des Lumières. Tandis que la Révolution gronde et que la perspective du martyre se rapproche, la jeune femme s’enfuit au cours d’une messe. Arrêtées comme elles le pressentaient, les carmélites sont condamnées à mort et montent à l’échafaud en chantant un Veni Creator, inachevé. Alors que toutes sont passées par le fil de la guillotine, « de sa mince et frêle voix enfantine, sans le moindre tremblement, […] avec l’allégresse d’un petit oiseau », la jeune Blanche, qui observait la scène, trouve la force nécessaire pour accepter le martyre : brisant le silence qui s’est abattu sur la place du Trône, elle se met à chanter et conclure le Veni Creator. Son échafaud ne sera pas la guillotine mais la foule qui, ivre de colère, la bat à mort.
Récit édifiant sur l’angoisse surmontée et sur la force surnaturelle accordée aux martyrs lors de leurs derniers instants, La Dernière à l’échafaud était aussi pour Le Fort une mise en garde adressée à ses contemporains. Dans ses mémoires, elle raconte avoir écrit sa nouvelle à une époque « où les ombres qui s’étendaient sur l’Allemagne laissaient présager le terrible destin qui allait suivre », deux ans avant l’arrivée d’Hitler au pouvoir.
Les « Dialogues » de Bernanos
Au lendemain de la guerre, le livre attire l’attention du dominicain Raymond Bruckberger, qui souhaite l’adapter en film. Le scénario écrit, il aurait d’abord demandé à Albert Camus d’écrire les dialogues. L’auteur de La Peste aurait répondu, non sans humilité : « Je ne suis pas Montherlant pour oser faire parler à mes personnages un langage que je ne sens pas profondément. Attendez le retour de Bernanos ? C’est lui qui peut le mieux servir votre film. » Camus avait vu juste : Bernanos est emballé. L’auteur de Sous le soleil de Satan voit dans le scénario « [une] espèce de Tragédie antique » et s’attelle à l’écriture de ce qui deviendra Dialogues des carmélites. En cette fin 1947, épuisé par un cancer qu’il ignore et qui l’emportera moins d’un an plus tard, il confie : « Je fais ça avec amour. Je crois que c’est bien. » Le constat que dresse Bernanos relève de l’euphémisme : véritable testament spirituel, ces Dialogues sont une profonde réflexion sur l’exigence de la sainteté, sur l’angoisse de la mort – que lui-même sent se rapprocher – et sur la valeur inestimable de la prière.
Dans une citation désormais célèbre de La France contre les robots (1947), Bernanos affirmait : « On ne comprend absolument rien à la civilisation moderne si l’on n’admet pas d’abord qu’elle est une conspiration contre toute forme de vie intérieure. » Dès lors, on saisit mieux comment ces carmélites incarnent, pour Bernanos, la subversion que représente la prière dans un monde moderne ayant chassé Dieu. « Nous ne sommes pas une entreprise de mortification, ou des conservatoires de vertus, nous sommes des maisons de prière, la prière justifie seule notre existence, qui ne croit pas à la prière ne peut nous tenir que pour des imposteurs ou des parasites » explique ainsi la prieure à Blanche. Dans les Dialogues des carmélites, comme dans le Journal d’un curé de campagne ou Sous le soleil de Satan, la sainteté est « simplement » une question de fidélité à la foi, même dans les affres de l’angoisse.
La mort de Bernanos, le 5 juillet 1948, interrompt toute velléité d’adaptation cinématographique. Publiés à titre posthume, ces Dialogues seront portés sur scène à Paris au théâtre Hébertot en 1952. Il faudra attendre 1960 pour que le R. P. Bruckberger, accompagné de Philippe Agostini, tourne le film – une autre adaptation sera réalisée, en 1984.
Le triomphe de Poulenc
Entre-temps, l’œuvre de Le Fort et désormais de Bernanos se retrouve mise en musique. En 1953, après avoir décliné l’idée de composer un ballet et expliqué qu’un opéra pourrait toutefois l’intéresser, Francis Poulenc se voit proposer par la Scala de Milan une adaptation des Dialogues. Le compositeur, qui raconte les avoir « lus, relus et vus deux fois », n’est pas insensible à l’idée, mais la remet à plus tard. Le surlendemain, en passant devant un libraire italien, il tombe nez à nez avec un exemplaire des Dialogues « qui semblent [l]’attendre ». Achetant le livre, il raconte s’être installé à la terrasse d’un café pour les relire. « Il était dix heures du matin. À midi, j’y étais encore. À deux heures, je télégraphiais […] que j’écrirais les Dialogues. Je me revois encore, me disant à chaque scène : “C’est fait pour moi !” » Poulenc vit comme un moine, ne dort plus, cherche à mettre en valeur le texte. « Ou c’est mon chef-d’œuvre, ou je veux mourir » écrit-il. La première se tient à Milan, le 26 janvier 1957.
Le public lui réserve un triomphe, assurant un succès immédiat à travers le monde, jamais démenti. La dernière scène, qui voit les religieuses monter une à une à l’échafaud, marque profondément les spectateurs. Preuve que le martyre des carmélites, qu’il soit couché sur papier, porté sur les planches, à l’écran, ou mis en musique, ne laisse personne indifférent.