Chaque année, le Mercredi des Cendres me ramène à un de mes auteurs favoris : Georges Bernanos. J’ai déjà écrit à son sujet par le passé, tout spécialement à l’aube de cette saison liturgique, tout comme l’a fait mon ancien chef, l’archevêque Charles Chaput. Auteur des romans « Journal d’un curé de campagne » et « Sous le soleil de Satan », Bernanos fut l’un des vrais grands écrivains catholiques du siècle passé : impétueux, ironique et émouvant. Il ignorait la suffisance théologique, aimait le croyant de tous les jours, et écrivait pour les catholiques simples et fervents. Ce qu’il faisait avec un brio stupéfiant.
Dans son essai Sermon d’un agnostique en la fête de Sainte Thérèse, Bernanos a imaginé un honnête incroyant montant en chaire dans une importante église française et prononçant l’homélie – dont voici un extrait :
Mesdames, messieurs, je ne partage pas toutes vos croyances, mais j’en sais probablement plus sur l’histoire de l’Église que vous, car il se trouve que je l’ai lue, et que peu de paroissiens peuvent en dire autant.
Je sais que vous n’êtes guère enclins à vous soucier beaucoup de ce que pensent les gens de ma sorte. Et les plus pieux d’entre vous sont même très soucieux d’éviter toute discussion avec des infidèles, de peur, comme ils disent, de « perdre leur foi ». Tout ce que je peux dire, c’est que leur foi ne doit tenir qu’à un fil. Ce qui vous fait vous demander ce que la foi des tièdes doit être ! Nous traitons souvent ces pauvres créatures d’imposteurs et d’hypocrites ; mais nous ne pouvons nous empêcher de nous sentir tristes à ce sujet. Car bien que vous ne soyez pas intéressés par les incroyants, les incroyants s’intéressent extrêmement à vous. Peu d’entre nous, à un moment ou un autre de notre vie, n’ont pas fait une tentative d’approche dans votre direction, quand ce ne serait que pour vous insulter. Après tout, mettez-vous à notre place. Quand il n’y aurait qu’une chance, la plus petite chance, une chance infinitésimale que vous ayez raison, la mort viendrait comme une surprise dévastatrice. Alors nous sommes contraints de vous observer étroitement et d’essayer de vous comprendre.
Vous pouvez ricaner, mes chers frères, mais ce ne sont pas les communistes et les blasphémateurs qui ont crucifié Notre Seigneur… N’êtes-vous pas un peu troublé par le fait que Dieu ait réservé ses malédictions les plus cinglantes à certains des gens les « meilleurs », allant régulièrement à l’église, ne manquant jamais un jour de jeûne et bien mieux instruits dans leur religion que la majorité des paroissiens actuels ? Un paradoxe aussi énorme n’attire-t-il pas votre attention ? Nous ne pouvons manquer de le noter, vous savez.
Chers frères beaucoup d’incroyants ne sont pas aussi endurcis que vous l’imaginez. Ai-je besoin de vous rappeler que Dieu est venu en Personne pour les Juifs ? […] Pourtant, quand nous le cherchons maintenant, c’est vous que nous trouvons, et rien que vous. C’est vous, chrétiens, qui participez à la Divinité ; c’est vous, « hommes divinisés », qui depuis son Ascension êtes devenus ses représentants sur terre.
La sainte dont c’est la fête aujourd’hui ne va pas tenir compte de mon discours d’enfant. Car je ne suis qu’un enfant devenu vieux et accablé d’inexpérience, et vous n’avez pas grand chose à craindre de moi. Craignez ceux qui vont venir et qui vous jugeront. Craignez l’innocence des enfants, car ils sont également des enfants terribles… et vous ne désarmerez jamais leur ironie sauvegardée par la simplicité, l’honnêteté et l’intrépidité.
Des paroles qui donnent à réfléchir. Et méritent quelque introspection.
[…]
Je relis un autre de ses essais, Nos amis les saints, plusieurs fois par an, mais surtout pendant le Carême. Et je me suis toujours arrêté sur un passage particulier :
Nous avons été créés à l’image et à la ressemblance de Dieu parce que nous sommes capables d’aimer. Les saints ont un génie pour l’amour… le saint est la personne qui sait comment trouver en elle-même et faire jaillir des profondeurs de son être l’eau dont le Christ parlait à la Samaritaine : « ceux qui en boiront n’auront plus jamais soif ». L’eau est là en chacun de nous, une profonde citerne à ciel ouvert. Sans doute, la surface est obstruée avec des débris, des branches brisées, des feuilles mortes… Mais immédiatement sous cette couche néfaste, l’eau est si claire et pure. Encore un peu plus bas et l’âme se trouve de nouveau dans son milieu naturel, infiniment plus pur que l’eau la plus pure, dans cette lumière incréée qui baigne toute la Création – en [Jésus-Christ] était la vie, et la vie était la lumière des hommes…
Pour Bernanos, les chrétiens « ordinaires » n’existent tout simplement pas. Dieu a créé chacun de nous, peu importe qu’il semble doué ou pas, pour être un saint. Il n’y a pas d’exception. Et alors que l’on pense que « l’époque des saints est passée », l’inverse est vrai parce que, comme Bernanos le souligne, « c’est toujours l’époque des saints ».
Voici ou je voulais en venir. La tâche de « re-formation » purifiante de notre Église et de notre monde commence avec chacun d’entre nous. Nous n’avons pas vraiment envie d’entendre cela. Ce qui est individuel semble trop petit, trop lent, trop pieux. Et le motif « conversion personnelle » semble tellement sans rapport avec les Grands Problèmes de la vie que personne d’en veut. Nous avouer la vérité à nous-mêmes est d’une brutalité inouïe ; reconnaître nos propres péchés et haines ; nous rendre utiles pour soulager les besoins et souffrances des autres. Mais c’est seulement quand nous faisons ces choses que la vie devient riche, une boussole pour les gens brisés et égarés, le commencement d’un monde nouveau… et le germe de la sainteté.
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Source : https://www.thecatholicthing.org/2024/02/14/on-the-sermon-of-an-agnostic/