Au nombre des « valeurs républicaines » sans cesse invoquées, compte incontestablement ce qu’on appelle la laïcité. Pourtant, l’usage de ce mot est beaucoup plus complexe qu’on semble le penser. Il m’arrive, à ce propos, de relire le cher Émile Poulat, bien persuadé qu’il était indispensable à la construction moderne de la cité, mais très dubitatif quant à son contenu précis. N’y a-t-il pas un paradoxe dans la neutralité qu’il semble imposer à toutes les appartenances religieuses – et même philosophiques – et la rationalité dont il se prévaut, qui doit bien se déployer en discours autorisés ? C’est pourquoi Émile Poulat préconisait une conception pragmatique de la laïcité au service du bien public plutôt qu’une pensée à prétention totalisante. Ne rejoignait-il pas, à sa façon, l’américain John Rawls établissant une distinction entre ce qui relève du domaine de la justice et ce qui relève d’une pensée « compréhensive », c’est-à-dire attachée à une conception du monde ?
S’abstenir des traditions ?
Il n’empêche que la neutralité laïque est bien obligée de composer avec tous les courants de pensée qui continuent de peupler la vie de la cité et qui concourent à l’échange des citoyens avec leurs appartenances. Comment s’abstenir des traditions les plus profondes et les plus enracinées dans l’histoire ? Qu’on le veuille ou non, elle s’impose face aux énigmes anthropologiques qui sont au cœur des débats dits sociétaux. C’est bien pourquoi un héritier de l’Aufklärung européen – l’équivalent des Lumières – comme Jürgen Habermas admettait qu’il y avait tout profit à interroger la culture religieuse : « Par rapport aux traditions religieuses, la philosophie a des raisons de se tenir disposée à apprendre. »
La foi et la raison
C’est de cette conviction qu’est né le fameux dialogue de Habermas avec le cardinal Ratzinger, peu de temps avant que celui-ci n’accède au siège de Pierre. Et ce dialogue n’était possible que parce que, de son côté, le préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi admettait la confrontation de la foi et de la raison. Il devait d’ailleurs reprendre la même thématique dans sa conférence de Ratisbonne, où il mettait en évidence les dangers d’un sentiment religieux étranger aux mesures de la sagesse.
Pourtant, ces retrouvailles contemporaines d’un héritier de l’Aufklärung et d’un responsable religieux mettent en évidence la rupture qui s’est produite avec ce qu’on appelle aussi les Lumières, lesquelles se sont souvent distinguées par leur défiance et même leur mépris du religieux. N’était-ce pas le cas de Voltaire qui n’accordait strictement aucune valeur à la Révélation judéo-chrétienne, dans l’attente de son effacement total de l’histoire ? À partir de là s’est imposée la séparation radicale de la foi et de la raison, comme s’il y avait incompatibilité entre les deux domaines. Pourtant l’élaboration même de la théologie chrétienne, aussi bien chez les Pères de l’Église que chez les auteurs médiévaux, s’inscrivait en faux contre une telle dichotomie. Aussi convient-il, sans doute, de reprendre la question entière à ses fondements. C’est ce qu’opère Gérard Rabinovitch dans un essai tout à fait décisif, Philosophie clinique (éd. Hermann).
Une Parole déterminante
Pour résumer les choses, Rabinovitch est d’avis qu’entre Athènes et Jérusalem, il y a une intime connexion, ne serait-ce qu’en vertu d’une complicité quant à la définition de l’homme, comme animal parlant. C’est la conviction d’Aristote aussi bien que de la Bible, les deux Testaments compris. Le logos grec est en correspondance avec la Parole divine. Et comme dit saint Jean : « Au commencement était la Parole et la Parole était avec Dieu, et la Parole était Dieu. » Cette valeur suréminente de la Parole est déterminante pour le savoir parce que « la pensée vient à l’existence par les mots ». Le fait qu’il y ait eu rupture n’explique-t-il pas l’actuelle crise de la Raison et le désarroi qui s’empare de l’Occident ?
Philosophie clinique. Au chevet de l’homme parlant, Gérard Rabinovitch, éd. Hermann, 102 p., 15 €.
Pour aller plus loin :
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