Alexandrie, la ville emblématique... qui ne l’est pas - France Catholique
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Alexandrie, la ville emblématique… qui ne l’est pas

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Dans toute discussion sur les villes fondatrices de la civilisation occidentale, la plupart des spécialistes citeraient Jérusalem, Athènes et Rome. Jérusalem est le lieu de naissance des grandes religions monothéistes qui ont défini la spiritualité, la moralité et la culture civique de l’Occident. Athènes est à l’origine des traditions intellectuelles et artistiques de l’Occident. Et en plus d’être l’exemple de la loi, de la gouvernance et de la vertu séculière, Rome était aussi le foyer de l’Église catholique, qui a réaffecté nombre de ces activités humaines pour promouvoir le Royaume de Dieu sur terre.

Certains spécialistes aimeraient toutefois ajouter Alexandrie, en Égypte, à cette liste. Non seulement cette ville a traversé les millénaires, mais on peut dire qu’elle a joué un rôle important dans la formation et l’inspiration de la civilisation occidentale à travers les âges.

L’historien britannico-alexandrin Islam Issa est l’un des auteurs qui tentent de défendre cette thèse. Son dernier livre, Alexandria : the City that Changed the World, tente ardemment de prouver qu’Alexandrie « est négligée par rapport à d’autres centres de l’Antiquité » alors qu’elle est « une mégapole sans laquelle le judaïsme, le christianisme et l’islam seraient méconnaissables ». À l’appui de cette thèse, il présente une histoire complète de la ville, depuis sa fondation par Alexandre le Grand en 331 avant J.-C. jusqu’à nos jours.

Alors qu’Issa énumère (un peu fastidieusement) chaque monument célèbre (comme la Grande Bibliothèque ou le Phare de Pharos), chaque érudit (comme Euclide et Origène) et chaque dirigeant politique (les Ptolémées, Cléopâtre, Jules César, Napoléon Bonaparte et Muhammad Ali), il est juste de déclarer qu’Alexandrie est sans aucun doute une grande ville à l’histoire très riche. Située près du Nil et de la Méditerranée, à l’intersection de l’Europe, de l’Asie et de l’Afrique, presque tout et tout le monde est passé par Alexandrie à un moment ou à un autre.

Pourtant, l’histoire d’Issa révèle ironiquement pourquoi Alexandrie n’était qu’une grande ville et non une ville emblématique et fondatrice. À aucun moment de son histoire, la ville ne devient plus que la somme de ses parties. Contrairement à Jérusalem, Athènes et Rome, Alexandrie a toujours été une maison divisée.

Depuis sa fondation, la ville a été le théâtre de luttes prolongées, les unes après les autres : Grecs contre Égyptiens, christianisme occidental contre christianisme oriental, chrétiens contre musulmans, Abbassides contre Mamelouks, Européens contre Ottomans, et libéralisme occidental contre nationalisme socialiste. Bien sûr, ce n’est pas un hasard puisque la ville a été fondée sur le cosmopolitisme, s’adressant toujours à des cultures et à des populations différentes. Cela signifie qu’elle est restée idéologiquement et philosophiquement diverse, ne s’engageant jamais dans une vision du monde ni une tradition particulière.

En effet, la ville s’est retrouvée sans âme et sans véritable identité, au-delà du fait qu’elle était un melting-pot envahissant. Contrairement au sous-titre d’Issa, « La ville qui a changé le monde », Alexandrie a été continuellement changée par le monde, et non l’inverse. Chaque mouvement politique et culturel, ainsi que chaque peste, guerre ou vice personnel, a traversé Alexandrie, laissant sa marque sur la ville.

Bien plus que ses monuments éblouissants et ses personnages célèbres, Issa illustre involontairement comment Alexandrie était caractérisée par sa violence collective, ses dirigeants tyranniques (et parfois incestueux), ses guerres civiles et son trafic sexuel en plein essor.

Reflétant l’idée répandue aujourd’hui selon laquelle le multiculturalisme est une bonne chose, Issa s’acharne à transformer ces conséquences sombres en développements positifs. Selon lui, il ne s’agit pas de signes évidents de division, de dégénérescence ni de corruption, mais de tolérance et de progrès.

Pour Issa, les vrais méchants sont les étrangers non musulmans qui portent des jugements et tentent de changer Alexandrie. Il consacre plusieurs pages à la persécution par les chrétiens de la philosophe alexandrine Hypatie, mais reste totalement muet sur les massacres périodiques de chrétiens au cours des siècles d’occupation musulmane. Et pour faire bonne mesure, il inclut de nombreux détails sur l’écrivain britannique E.M. Forster qui a eu une liaison homosexuelle avec un Alexandrin, ainsi que sur la féministe alexandrine « la plus célèbre », Huda Sharawi, qui a fondé des écoles pour les femmes au foyer au début du 20e siècle. Il omet toutefois de mentionner les restrictions imposées aux homosexuels et aux femmes dans l’Égypte d’aujourd’hui.

Cela ne veut pas dire que le livre d’Issa n’est que du révisionnisme fantaisiste, mais il a certainement un parti pris moderne qui l’empêche, ainsi que ses lecteurs, de comprendre ce qui empêche Alexandrie et d’autres villes comme elle d’avoir la réputation qu’elles pensent mériter. Au contraire, il démontre ce qui arrive à une société lorsqu’elle adopte des idées sans discernement et se range du côté de ce qui est le plus utile ou le plus puissant à un moment donné. Alexandrie a bénéficié de tous les avantages pratiques pour devenir le véritable centre du monde civilisé, mais elle n’avait pas de culture centrale capable d’utiliser ses parties disparates.

Tout ceci est un avertissement pour les Occidentaux, en particulier les Américains, qui se trouvent aujourd’hui à la même croisée des chemins que les Alexandrins ont dû affronter tant de fois au cours de leur histoire. Les sociétés d’aujourd’hui adopteront-elles une vision culturelle cohérente en tant que communauté unie, ou continueront-elles à insister sur le fait qu’une pluralité de visions culturelles – présentées sous la bannière d’une communauté « diverse » – est meilleure ? Les Occidentaux d’aujourd’hui reconnaîtront-ils les leçons du passé ou se contenteront-ils de réécrire leur histoire pour la rendre conforme à la « sagesse » douteuse du présent ?

Si nous continuons à opter pour l’approche multiculturaliste, aucun d’entre nous ne devrait être surpris de voir notre monde se diviser et se détériorer de la même manière qu’Alexandrie : une métropole censée être le parangon de la liberté, de la prospérité et de l’harmonie se transforme progressivement en une ville côtière répressive, instable et rétrograde.

En fin de compte, Alexandrie nous enseigne qu’il n’est pas bon de rester ouvert à tout et à tous pour toujours, mais qu’il faut se fixer sur un modèle qui fonctionne et s’unir en tant que peuple pour en faire une réalité. Comme l’a judicieusement noté G.K. Chesterton, « un esprit ouvert est en réalité une marque de bêtise, tout comme une bouche ouverte. Les bouches et les esprits furent faits pour se fermer ; ils ne furent faits pour s’ouvrir que dans le but de se fermer ».

Auguste Meyrat, traduit par Vincent

Source : https://www.thecatholicthing.org/2025/03/01/the-iconic-city-that-isnt/