De Bastia à Ajaccio, il y a deux heures et demie de route, et à peu près le même temps en train. La route traverse la Corse et ses montagnes. On compte sur le chemin l’ancienne capitale, Corte, aujourd’hui le lieu de l’université et le rendez-vous traditionnel des mouvements autonomistes et séparatistes. Corte a moins de 10 000 habitants et donne l’aspect d’une ville jeune en raison de l’affluence des étudiants, très présents aux terrasses des cafés. On y chante beaucoup. La route monte ensuite vers le col de Vizzavona, traverse le gros bourg de Venaco, puis le village de Vivario dont la gare domine un océan de montagnes. Vivario se dit le centre de la Corse, et donc le centre du monde.
La Reine d’Ajaccio
Ces jours-ci, en raison de l’annonce de la venue du pape, des travaux sont entrepris pour faciliter la circulation, mais on craint tellement d’embouteillages que la compagnie Corsica Ferries a organisé une liaison par la mer de Bastia à Ajaccio. La préparation liturgique de cette visite papale, sous l’impulsion du cardinal Bustillo, est impressionnante. La Corse manifeste depuis le début de sa christianisation une tradition de religion populaire que les soubresauts de la Révolution et la laïcité n’ont pas ébranlée. Ajaccio fête chaque année sa Reine au mois de février : la Très Sainte Vierge Marie, qui l’a libérée de la peste. Les élus, qui sont les successeurs des « Magnifiques » – I Magnifichi, les grandes familles de l’île –, remettent alors solennellement les clés de la ville à Notre-Dame de Miséricorde en déambulant dans les rues colorées à l’italienne.
Pour la visite du pape, on attend les autorités civiles autant que les autorités du clergé – et les confréries, qui sont à l’origine des chants populaires sacrés. Une difficulté tenant à l’accord de ces chants avec la réforme liturgique issue de Vatican II a écarté pour un temps ces confréries des lieux sacrés, mais leur retour, qui était inévitable, s’est produit, et la visite du Saint-Père devrait définitivement le consacrer.
On ne peut pas imaginer une ville plus différente de Bastia que cette capitale administrative qui a tous les aspects d’une ravissante station balnéaire, alanguie au bord d’un golfe aussi charmant que majestueux. Ajaccio s’enorgueillit d’être la ville de Napoléon : celui-ci y grandit jusqu’à son départ définitif, après l’échec de sa rencontre avec Pascal Paoli, premier chef d’État d’une Corse indépendante que Bonaparte désirait servir. Mais il n’y eut pas d’accord entre le vieux Paoli, 73 ans, et le brillant sous-lieutenant de 18 ans issu de l’école de Brienne. Et Napoléon emmena toute sa famille sur le continent pour y débuter sa carrière démesurée.
Ajaccio ne serait pas la capitale administrative de la Corse sans ce souvenir napoléonien qui imprègne la ville. La procession du 15 Août y célèbre aussi la « Saint-Napoléon », ce qui est liturgiquement plus que discutable mais trop installé pour qu’on puisse le changer. Toute la ville, dans ses rues et ses places, est à la gloire de la famille impériale.
L’insularité fait l’unité
C’est aussi à Ajaccio que se situe l’évêché. Je me souviens d’un entretien avec le secrétaire du nonce apostolique à Paris, que je souhaitais informer de difficultés spécifiques à la Corse. Je me suis aperçu qu’il connaissait mieux la situation que moi et, quand je lui soumettais l’idée de deux évêchés, à Ajaccio et à Bastia, il s’exclama : « Non jamais deux, ça fait la division… Mais peut-être trois ! » Je ne pense pas que ce soit là le plan du pape François même s’il y eut par le passé plus de trois évêchés en Corse. Les montagnes et les vallées dessinent autant de Corses différentes par les coutumes, l’accent et les traditions, mais l’insularité fait l’unité. Peut-être pourra-t-on dire la même chose de la religiosité populaire et de l’attachement des Corses au trône de saint Pierre.