Nous entendons quelqu’un dire qu’il ne fait que « perdre son temps » au collège, dans son travail, ou avec la personne qui le fascine. Perdre son temps semble franchement coupable. On aurait dû utiliser son temps à des projets plus utiles. Au lieu de cela, nous avons gaspillé notre temps à des projets qui ne déboucheront jamais sur grand-chose. On ne suit ce chemin qu’une seule fois. Il vaut mieux faire le meilleur usage du petit temps qui nous est donné.
Bien que ce ne soit pas littéralement, j’associe le temps perdu avec Le petit Prince. Dans mon souvenir, le passage dit ceci : « Seul le temps qui compte est celui que l’on perd avec ses amis ». Les connotations du mot « perdre » sont plutôt curieuses.
Contrairement aux rumeurs, nous vivons dans un monde d’abondance. Pour préparer un bon dîner, il faut gâcher beaucoup de choses. Nous mangeons les carottes mais pas la peau. Pour autant que je sache, les lapins peuvent manger la peau, mais pas les carottes. Ce que dans ma jeunesse on appelait « camions à ordures », se nomment de nos jours « Systèmes de gestion des déchets », même s’ils font la même chose. « Déchet » sonne mieux qu’ « ordures ».
Quand nous ne sommes carrément pas d’accord avec l’opinion de quelqu’un, toutefois, nous explosons : « Ce ne sont que des idioties ! » Cette expression est plus efficace que : « votre point de vue est une perte de salive ». Mais nous disons d’une personne douée qui a passé sa vie dans la frivolité : » Quel gâchis ! »
Cependant la référence à Saint Exupéry a sa part de vérité. Rien n’est pire qu’une conversation pendant laquelle la personne qui nous parle ne cesse de consulter sa montre et de regarder autour de la pièce. Le message corporel est : « J’ai plus important à faire ».
Et il reste toujours des choses importantes à faire. Les choses les plus élevées n’arrivent pas comme si le monde des choses utiles n’existait pas. Les petits évènements doivent arriver avant que de plus grands n’apparaissent. Chaque seconde de nos vies est importante dans le sens qu’à l’intérieur d’elles, nous pouvons faire quelque chose qui peut conduire à la damnation ou à la gloire, selon ce dont il s’agit.
Seul le temps que nous perdons avec nos amis compte. Encore une fois, le monde est rempli d’une abondance de temps, même dans nos existences limitées. Nous pouvons « provoquer » les choses, ou les laisser nous arriver. Le temps que nous perdons avec nos amis est précisément le temps où nous ne souhaitons pas être ailleurs. Nous sommes déjà où nous souhaitons être.
De plus, passer du temps avec nos amis ne signifie pas qu’il faut avoir un agenda pré organisé de sujets de conversation. Malcolm Muggeridge a intitulé son autobiographie Chroniques du temps perdu. J’ai toujours aimé ce titre et la vie qu’elle impliquait. En un sens, cela pouvait vouloir dire que la vie de Muggeridge s’est passée sous la forme de ce que Josef piper appelait « loisirs ». Cela impliquait une vie au-delà des nécessités et du travail, où nous pouvons porter nos regards sur le fait d’imaginer ce à quoi tout cela rime. Si nous ne faisons jamais cette réflexion, nous n’aurons pas vécu une vie vraiment humaine.
Ainsi, quand nous « perdons notre temps » avec nos amis, nous voulons dire que nous ne voulons être nulle part ailleurs. Je suppose qu’on peut comprendre ainsi la vie éternelle elle-même – le fait de ne vouloir être nulle part ailleurs, de ne plus vouloir être « voyageurs et pèlerins » sur terre. Le seul temps qui compte est celui que nous perdons avec nos amis.
Que veut dire le « temps qui compte » ? Le temps lui-même se compte en avant et après. Il passe, et nous avec. Cependant, notre passage n’est pas dirigé sur rien. Il est dirigé vers une présence, vers le genre de présence que nous expérimentons quand nous perdons du temps avec nos amis. Nous n’avons pas envie d’être ailleurs. Nous sommes déjà là où nous le souhaitons.
Lors du temps perdu, nous pouvons parler de petits riens comme de grandes choses et de choses qui sont ici, mais qui s’échappent. En revoyant la vie de mon frère, décédé récemment, rétrospectivement, son mariage me frappe comme ayant été une suite de temps perdu. Je suppose que tous les bons mariages sont comme cela. Les époux n’ont vraiment pas envie d’être ailleurs. Je pense aussi à la description que fait Chesterton d’une famille à la veille de Noël. Ils devraient fermer leurs portes et se contenter d’être là autour du feu, avec ceux qu’ils aiment et qui les aiment.
Dans l’offrande de libations aux dieux, on doit verser un peu du vin sur le sol, pour qu’il soit perdu pour montrer que tout n’est pas nécessaire. Du point de vue de la création de Dieu, Il n’avait pas « besoin » de créer. Dans un sens paradoxal, Il a perdu Son temps en nous lançant là pour voir ce que nous allions faire. Finalement, il semble qu’Il ait eu envie que nous « perdions notre temps » avec Lui pour l’éternité. Cette thèse, je l’achète !
17 juillet 2018
https://www.thecatholicthing.org/2018/07/17/on-wasted-time/
Image : « Un dimanche à La Grande Jatte » par George Seurat, 1889.