C’est un mystère qu’on ne peut approcher qu’en tremblant, et avec la plus grande circonspection, car il s’agit du mal dans toute son horreur. Mais également de la souffrance éternelle. Difficile d’en parler avec détachement. Ce mystère impénétrable a tourmenté bien des théologiens et il n’y a pas de réponse satisfaisante. Mais peut-être y verra-t-on moins sombre en démêlant ce que nous croyons de ce que nous ignorons. Notamment en prenant bien conscience qu’au Ciel nous entrerons dans une tout autre réalité. De nombreuses confusions seraient levées si nous ne projetions pas sur l’éternité future des conceptions liées à notre vie présente.
Un autre bonheur
En premier lieu, nous nous faisons une idée fausse du Ciel. Celui-ci est une participation à la Béatitude de Dieu infiniment heureux. Sa joie est parfaite, absolue, inaltérable. Néanmoins, la distance entre cette Béatitude et notre pauvre expérience du bonheur terrestre est infinie. Car Dieu est au-delà de nos conceptions et multiplie les paradoxes à nos yeux : immuable, Il est pourtant toujours nouveau ; parfaitement Un, il est Trine ; imperturbable, Il compatit aux maux des hommes, etc. Il peut donc parfaitement être heureux tout en sachant ses créatures en enfer, bien que nous ayons du mal à voir comment.
Au Ciel, souligne saint Thomas d’Aquin, notre sensibilité ne sera pas de même nature que sur terre. Ici-bas, nos passions sont désordonnées et ne suivent pas la lumière de la raison. On peut se sentir coupable de quelque chose dont on n’est pas responsable. À l’inverse, un gardien de camp de concentration peut dormir sur ses deux oreilles… La sensibilité contemporaine est tellement déréglée que certains s’émeuvent davantage de poussins broyés que de fœtus déchiquetés, et que des parents ne punissent jamais leurs enfants car ils ne supportent pas la vue des larmes. Au Ciel, nous serons délivrés de cette sensibilité maladive. Nous serons parfaitement équilibrés psychologiquement. Notre délicatesse, notre douceur, notre sensibilité seront décuplées, mais ordonnées à la volonté de Dieu qui fait tout avec bonté et avec amour. Ainsi, en voyant la justesse de la condamnation des damnés, nous éprouverons peut-être une amertume, mais surtout la joie de voir accomplie la juste miséricorde de Dieu.
Une autre « temporalité »
Secondement, l’Église enseigne l’éternité de la peine infernale. Mais qu’est-ce que l’éternité ? Nous n’en avons pas de représentation adéquate. Nous la concevons maladroitement comme l’équivalent d’un temps terrestre qui durerait longtemps. « Nous ne pouvons nous faire une idée de l’éternité qu’à partir du temps », écrit saint Thomas. Or, le temps est intrinsèquement lié au changement et à l’évolution. Ceux-ci disparaîtront au Ciel qui est une participation à l’éternité de Dieu. Dans l’au-delà, nous serons « fixés » en Dieu – ou « hors » de lui. Pour l’apologiste anglican C.S. Lewis (1898-1963), nous avons du mal à voir la compatibilité du Ciel et de l’enfer parce que nous sommes attachés à « une image mentale du Ciel et de l’enfer coexistant dans un temps unilinéaire, comme l’histoire de l’Angleterre et celle de l’Amérique coexistent, de sorte qu’à chaque instant les bienheureux pourraient dire : “Les tourments de l’enfer continuent en ce moment.” Mais je remarque que notre Seigneur, tout en mettant l’accent sur l’aspect terrifiant de l’enfer, avec une sévérité impitoyable, souligne généralement l’idée non pas de durée mais de finalité. […] Que l’âme qui se perd soit éternellement fixée dans son attitude diabolique, nous ne pouvons en douter ; quant à savoir si cette fixité éternelle implique une durée sans fin ou une durée quelconque, nous ne pouvons pas le dire. »
Troisièmement, nous ignorons combien sont en enfer, ni, surtout, qui s’y trouve. Notre Seigneur nous a avertis : « Large et spacieux est le chemin qui mène à la perdition, et il en est beaucoup qui le prennent. » Mais que conclure de cette parole ? « S’engager sur un chemin » ne signifie pas nécessairement le suivre jusqu’au bout. Le bon larron était bien mal engagé…
Quant au terme « beaucoup », il faut se souvenir qu’il vient de Dieu. Pour le Bon Berger, quatre-vingt-dix-neuf brebis sauvées, c’est trop peu ; une de perdue, c’est « beaucoup ».
Au Moyen Âge, on croyait volontiers que la masse immense allait en enfer. Aujourd’hui, nous sommes enclins à penser l’inverse. Mais, en réalité personne n’en sait rien. La Sagesse éternelle n’a pas jugé bon d’être précise sur ce point : elle a ses raisons.
Quant à savoir si des proches sont en enfer, peut-être que cette expression n’a pas vraiment de sens. Le damné n’a plus rien de ce qui nous plaisait, de ce qui nous attirait chez nos proches. Il n’est plus que haine et orgueil, comme le démon. Le proche ne sera-t-il plus qu’un souvenir pour nous ? Quel mystère.
Un appel à la conversion
En fait, les paroles du Christ sur l’enfer n’ont pas pour but de satisfaire notre curiosité, mais de réveiller notre cœur endurci. Ce sont des avertissements plus que des enseignements.
Souvenons-nous que « dans toutes les discussions sur l’enfer, nous devons garder fermement présente à l’esprit l’idée de la damnation possible, non pas de nos ennemis ou de nos amis – car l’une et l’autre troublent notre raison –, mais de nous-mêmes. Ce chapitre ne concerne ni votre femme ni votre fils, il ne concerne ni Néron, ni Judas l’Iscariote ; il nous concerne vous et moi » (C.S. Lewis).