En 1907, dom Jean-Baptiste Chautard, abbé de Sept-Fons, publiait sous le titre de L’âme de tout apostolat un ouvrage au succès rapide et large, qui deviendra bientôt un classique et même, dit-on, le livre du pape Pie X. L’âme de tout apostolat, un titre qui peut en cacher un autre, puisqu’il s’agit d’un livre sur… l’oraison. Le Père abbé y dénonce une « hérésie des œuvres » déjà condamnée par Léon XIII : la frénésie apostolique mettant en priorité l’action missionnaire et sociale, dans une logique d’efficacité, au détriment de la prière.
Une vraie vie de prière
Dom Chautard appelle au contraire à la primauté de la vie intérieure : pour lui, œuvres apostoliques et vie spirituelle sont également voulues par Dieu, qui vient à la rencontre de l’humanité dans l’Incarnation et dans l’Église, et désire voir revenir à lui tous ses enfants. Mais le trappiste avertit des dangers d’une vie active menée sans vie intérieure, tandis qu’il met en avant les bienfaits d’un juste équilibre des deux, l’apostolat étant le lieu d’exercice des vertus et des dons reçus de Dieu dans la prière. Pour lui, seules sont vraiment fécondes les œuvres apostoliques animées par une vraie vie de prière : oraison et vie intérieure sont le foyer d’énergie indispensable de la vie apostolique de l’Église.
Bien que de tradition bénédictine et trappiste, donc purement contemplative, le rappel de dom Chautard n’ajoute rien de nouveau. Son intuition rejoint celle des fondateurs des ordres mendiants au XIIIe siècle. Sait-on que saint Dominique fonda un couvent de religieuses contemplatives, à Prouilhe (Hérault), avant de s’entourer des premiers frères prêcheurs ? Dans la tradition de son ordre, la contemplation a toujours eu le premier pas sur la mission : contemplare et contemplata aliis tradere, « contempler puis en communiquer le fruit à autrui ». Cet adage, parfois considéré comme la devise des Prêcheurs, est tiré des œuvres de leur docteur, saint Thomas. Dans sa Somme théologique, l’Aquinate montre que l’état de vie le plus parfait est celui des religieux qui unissent contemplation et action : « C’est faire œuvre plus grande de transmettre aux autres [ce que l’on a contemplé] que de contempler seulement. »
Pour lui, il ne s’agit de rien de moins que d’imiter au plus près le Christ : « La vie active, par laquelle quelqu’un transmet aux autres, en prêchant et en enseignant, ce qu’il a contemplé, est plus parfaite qu’une vie où l’on contemple seulement, car une telle vie présuppose l’abondance de la contemplation. Et c’est pour cela que le Christ a choisi une telle vie. » Dans les évangiles, on voit en effet que Jésus prend le temps de la prière avant de lancer le départ de son action apostolique : « En ces jours-là, Jésus s’en alla dans la montagne pour prier, et il passa toute la nuit à prier Dieu. Le jour venu, il appela ses disciples et en choisit douze auxquels il donna le nom d’Apôtres » (Lc 6, 12-13).
Thérèse à Saïgon
Contemplation et action : les deux formes de vie consacrée, réunies dans la vocation dominicaine, franciscaine ou carme, furent encouragées de concert par les papes et les supérieurs religieux pour soutenir l’apostolat dans les pays de mission. C’est ainsi que l’on chercha dès le XIXe siècle à implanter en Asie du Sud-Est des communautés contemplatives : sainte Marie de Jésus-Crucifié participe en 1870 à la fondation du premier carmel d’Inde à Mangalore ; sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus faillit rejoindre le carmel de Saïgon, premier d’Indochine, fondé en 1861, ou sa fondation d’Hanoï, ouverte en 1895. En Chine, c’est dom Vital Lehodey, abbé trappiste de Bricquebec, dont la pensée et les ouvrages (Le Saint Abandon, 1919) suivent la ligne de dom Chautard, qui envoie les premiers moines, arrivés en 1883 à Notre-Dame de Consolation de Yangjiaping, qui essaimera en 1928 près de Hong Kong. En Algérie, les trappistes d’Aiguebelle n’avaient pas attendu plus d’une douzaine d’années pour fonder à Staouëli, puis reviendront à Notre-Dame de l’Atlas, sur le domaine de Tibhirine…
Un levier pour soulever le monde
C’est ainsi que le 14 décembre 1927, le pape Pie XI fit de la petite Thérèse, qui n’avait pas quitté Lisieux depuis son entrée dans la vie religieuse, à 16 ans, la patronne universelle des missions à l’égal de saint François-Xavier. La jeune carmélite ne faisait en cela que suivre l’exemple de son homonyme et réformatrice d’Avila, qui répétait au soir de sa vie : « Je suis fille de l’Église. » Arrivée au terme de son itinéraire terrestre, parvenue au stade unitif de la vie d’oraison, la Madre était cette âme de feu, embrasée d’amour divin, portant les souffrances de l’Église universelle et prête à enflammer le monde.
Pourquoi les pionnières de l’oraison sont-elles devenues les patronnes des missions ? Elles étaient convaincues que l’action de l’Église doit être un prolongement de celle du Christ : c’est donc en lui – et non dans leurs propres ressources – que se puise tout vrai élan missionnaire. En outre « le bien se communique par nature », et la contemplation des mystères sacrés remplit l’âme d’une joie surnaturelle qui tend à se répandre partout autour d’elle. Enfin, et plus fondamentalement peut-être, le contact divin, régulier et profond, de l’oraison transforme vraiment l’âme et la change à l’image du Christ, dont le visage d’amour, resplendissant sur ceux qui le reflètent, est seul à même de toucher vraiment les cœurs et de les ramener vers son Père. « Un savant a dit : “Donnez-moi un levier, un point d’appui, et je soulèverai le monde”. […] Les saints l’ont obtenu dans toute sa plénitude. Le Tout-Puissant leur a donné pour points d’appui : lui-même et lui seul ; pour levier : L’oraison » (Sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus).
Retrouvez cette chronique sur sur claves.org, le site de formation chrétienne de la Fraternité Saint-Pierre.