Pour montrer que l’enfer n’est pas le châtiment arbitraire d’un Dieu barbare ou vengeur, on souligne souvent, avec raison, que ne vont en enfer que ceux qui le veulent vraiment. Mais personne n’a envie d’aller en enfer ! C’est absolument impossible, parce que nous désirons fondamentalement la Béatitude. Jusqu’à la moindre fibre de notre être, nous aspirons à atteindre Dieu. Faut-il en conclure que personne ne va en enfer ? Sommes-nous libres au point de pouvoir tordre notre être et nous jeter en enfer ? Comment cela est-il possible ?
Non, l’enfer n’est pas choisi en tant que tel, car nous fuyons une telle souffrance de tout notre être. Mais nous pouvons choisir la désobéissance à Dieu au prix de cette souffrance. Si l’on nous agresse, nous choisirons sans doute de donner notre argent plutôt que de recevoir un coup de couteau. Mais nous ne voulons pas nous dépouiller : ce que nous voulons, c’est préserver notre vie. De la même manière, l’enfer est un choix par défaut, parce qu’on le juge préférable à l’amour de Dieu. Le damné s’écrie : « Plutôt l’enfer que d’aimer Dieu. Plutôt l’enfer que d’être aimé de Dieu ! » comme d’autres s’exclament : « Plutôt mourir que trahir ! » Pour être clair, le damné ne veut pas l’enfer, mais il veut le péché qui y mène – tout comme on veut le chocolat et non les kilos en plus…
Mais il faut bien prendre conscience que l’enfer n’est pas une punition sans rapport avec nos fautes, une règle arbitraire que Dieu aurait fixée pour punir le péché. C’est un effet logique du péché. Lorsqu’une mère dit à son enfant : « Si tu prends un biscuit, tu iras au coin », elle établit une règle qui n’a rien de nécessaire ; elle aurait pu décider autre chose. Mais lorsqu’elle dit : « Si tu prends un biscuit, tu n’auras plus faim pour le dîner », il s’agit alors d’une conséquence fatale de l’acte. De même, quand Dieu dit qu’en prenant du fruit de l’arbre Adam et Ève mourront, ce n’est pas une règle arbitraire et absurde. C’est simplement que la mort est la conséquence inéluctable du péché. Refuser la source de la vie et de la joie, c’est par définition mourir et se désoler.
Mais est-il possible de faire un choix en apparence si absurde ?
La puissance de notre liberté
Dans un brillant article intitulé « Condamné à être libre », Fabrice Hadjadj établit un parallèle saisissant entre les descriptions du damné chez saint Thomas d’Aquin et la condition humaine décrite par Jean-Paul Sartre. La philosophie de ce dernier consiste à refuser tout ce dont la liberté humaine n’est pas la source. Refuser de recevoir une nature qu’on n’a pas choisie ; refuser des valeurs morales qu’on n’a pas soi-même créées ; refuser de dépendre d’un autre ; refuser de se laisser librement regarder et aimer : « Refuse ce monde qui ne veut pas de toi ! Fais le mal : tu verras comme on se sent léger » (Le Diable et le Bon Dieu, 1951). Avec une lucidité effrayante, Sartre décrit parfaitement ce que peut être ce rejet d’une nature, d’un ordre des choses qui ne procède pas de la liberté humaine : « Hors nature, contre nature, sans excuse, sans autre recours qu’en moi. Mais je ne reviendrai pas sous ta loi [celle de Dieu] : je suis condamné à n’avoir d’autre loi que la mienne. Je ne reviendrai pas à ta nature : mille chemins y sont tracés qui conduisent vers toi, mais je ne peux suivre que mon chemin », dit Oreste à Jupiter (Les Mouches, 1943).
Ce refus est rarement aussi clair dans nos vies. Quand nous choisissons le mal, c’est souvent par faiblesse, aveuglement de cœur ou hébétude d’esprit. Nous avons peu l’expérience de la malice à l’état pur – c’est pourquoi la damnation des démons nous choque moins que celle des hommes. Mais cette possibilité de renier Dieu est inscrite fondamentalement dans notre liberté. Car, pour voir Dieu, il faut renoncer à vivre sa vie par soi et accepter la volonté de Dieu plutôt que la sienne. Quiconque a goûté au combat spirituel sait ce que coûte le dépouillement de sa volonté propre. C’est le combat qu’ont mené les anges en un instant, c’est celui que nous menons par toute notre vie. Le fait que nous ayons dix ans ou dix mille ans pour le faire ne change pas la radicalité de ce qu’il implique. Car nous pouvons éternellement nous accrocher à notre volonté propre.
Mais Dieu ne pourrait-il pas, sans forcer la liberté, amener peu à peu le damné à se convertir ? Quiconque a expérimenté l’amour de Dieu sent son caractère irrésistible. Comment, devant un tel déferlement de bonté, de douceur, de pardon, ne pas voir la dureté de son cœur fondre à vue d’œil ? En présence de ce foyer d’amour, le cœur le plus endurci devrait fondre et implorer la miséricorde.
« Désordre de la volonté »
Mais précisément, c’est cet amour, c’est le Bien à l’état pur qui est objet de dégoût pour le damné. Saint Thomas écrit : « Pour quiconque possède une volonté déréglée, tout ce qui se fait de juste est un objet de dégoût. [Donc] l’accomplissement en toutes choses de la volonté de Dieu, à laquelle en péchant ils ont résisté, sera pour les damnés un sujet de dégoût. Et jamais ce désordre de leur volonté ne pourra disparaître. »
Au lieu de les ramener à lui, les prévenances du Créateur ne peuvent être que source de dégoût… La beauté et la bonté de Dieu sont insupportables pour ceux qui le haïssent. Les baisers affectueux brûlent l’enfant en colère. L’écoute d’un opéra sublime composé par un rival est une vraie torture pour l’envieux. Le damné a une répugnance invincible pour l’acte d’aimer, il devient incapable de se réjouir de l’existence de Dieu. Prions pour que Dieu, par sa grâce, nous préserve d’un tel mésusage de notre liberté.