Qu’est-ce qu’une Année sainte ?
Christophe Dickès : Formellement, le premier jubilé – ou Année sainte – date de 1300. C’est Boniface VIII qui le promulgua le 22 février de cette année-là, en la fête de la Chaire de saint Pierre. Sa décision satisfaisait une attente des fidèles : il avait constaté, dès le 1er janvier, une affluence inaccoutumée de pèlerins venus gagner la rémission de leurs péchés sur le tombeau de saint Pierre. Nous sommes à l’orée du siècle et le bruit court que « tout chrétien qui visiterait le corps des apôtres Pierre et Paul pendant cette année centenaire sera délivré tant de ses fautes que de sa peine ». Par l’institution du jubilé, Boniface VIII comble l’espoir des fidèles : il répond à leur demande.
Et consacre ainsi une antique tradition…
Il n’invente en effet ni l’idée jubilaire, ni la dévotion populaire. L’idée se trouve dans l’Ancien Testament. Chez les Juifs, l’année jubilaire avait lieu tous les cinquante ans. C’était un temps de libération et de réjouissance : les terres étaient mises en jachère, les esclaves libérés et l’on remettait aux débiteurs certaines de leurs dettes. Boniface VIII christianise cette fête. Et bénit de son autorité une dévotion très ancienne. Les chrétiens ont pris très tôt l’habitude d’aller en pèlerinage sur la tombe des apôtres ; ils cultivent la mémoire des martyrs en érigeant des églises sur leurs sépultures. Boniface VIII arrime la création du jubilé à cette antique tradition : « Les anciens adhèrent avec foi à l’idée que ceux qui entrent dans l’honorable basilique du Prince des Apôtres de Rome se voient accorder de grandes missions et l’indulgence des péchés » – ce que souligne la bulle d’indiction du jubilé de 1300. À saint Pierre, Boniface VIII ajoute saint Paul, l’autre « colonne » de l’Église romaine, dont la basilique est elle aussi très fréquentée. Pour les fidèles, il s’agit bien d’un pèlerinage entrepris en vue d’obtenir la rémission des péchés par la prière et par la pénitence. Et c’est à Rome qu’il faut aller pour fouler la terre irriguée par le sang des martyrs. On estime à 200 000 le nombre des pèlerins qui s’y seraient rendus pour ce premier jubilé, ce qui est considérable pour l’époque.
Comment expliquer la pérennité de cette tradition, malgré les crises qu’a traversées l’Église ?
Ce qui fait la force de l’Année sainte, c’est précisément qu’elle couronne une dévotion populaire ancrée dans une foi profonde. En 1975, Paul VI s’est demandé s’il fallait vraiment organiser une année jubilaire. Nous sommes dans l’après-Vatican II et l’on pourrait accuser l’Église de triomphalisme, la soupçonner d’une démonstration de force. Au nom d’une foi « adulte », des clercs rejettent ce qui relève de la spiritualité populaire : les pèlerinages, les processions, etc. Mais l’entourage de Paul VI le convainc finalement d’organiser cette Année sainte… et ce sera un immense succès ! Au fond, le récent voyage du pape François en Corse prouve que les fidèles ont un besoin vital de ces pratiques pour s’élever. Ils ont besoin d’aller prier sur la tombe des apôtres. Ils ont besoin de « toucher du doigt » saint Pierre, parce qu’il a lui-même touché le Christ. C’est le ressort du culte des reliques et des martyrs. Cette spiritualité incarnée est un trésor pour l’Église.
Le pape François a souhaité que cette Année sainte, placée sous le signe de l’espérance, soit l’occasion d’une « renaissance renouvelée ». En quoi ce jubilé peut-il participer à cette renaissance ?
Je pense qu’il n’y aura pas de renouveau de l’Église sans cet ancrage populaire. Ce sont souvent les fidèles qui, en accomplissant humblement leur devoir d’état, en communion avec Rome, préservent l’Église de fausses audaces et d’excentricités sans lendemain. Le pape François n’a cessé de mettre en garde les chrétiens en général, et les clercs en particulier, contre la « mondanité spirituelle », une « maladie » qui se reconnaît tantôt à « la perte de l’esprit de louange et de la gratuité joyeuse », tantôt à un « climat de critique et de colère ». Le remède à la mondanité, c’est « le sens de la grâce, l’émerveillement devant la gratuité de l’amour de Dieu ». C’est de « regarder Jésus crucifié ». C’est de « plier les genoux » – comme le font les pèlerins, qui montrent la voie par l’exemple. Le pontificat de François se caractérise par sa volonté de redonner toute sa place à une religiosité populaire qui lui est chère et lui rappelle son pays, l’Argentine. L’Année sainte offre aux chrétiens une occasion supplémentaire d’attester leur foi. Il est heureux que le pape place celle-ci sous le signe de l’espérance. Nous en avons besoin ! N’oublions pas qu’il a choisi ce thème après la pandémie de Covid, alors qu’on avait fermé les églises et privé les fidèles de l’Eucharistie…
L’Église pourrait aussi puiser dans son histoire bien des raisons d’espérer. Or vous regrettez, dans votre livre, que trop de catholiques méconnaissent cette histoire…
« D’où nous viendra la renaissance, à nous qui avons souillé et vidé tout le globe terrestre ? Du passé seul si nous l’aimons », écrit Simone Weil dans La Pesanteur et la Grâce. Or l’Église catholique a trop souvent repris à son compte les critiques de ses adversaires, depuis la Réforme jusqu’à l’anticléricalisme militant du XIXe siècle. Elle serait l’ennemi du progrès ; elle aurait assujetti l’homme à ses dogmes ; elle se désintéresserait du sort de l’humanité ! Que des clercs aient commis des fautes, nul ne le nie. Il est bon de se confesser pour se corriger… comme le demande l’Église ! Mais pas au point d’oublier tout ce que l’Église a apporté au monde, au risque de céder à une « cancel culture » ecclésiale ! Le legs de l’Église – dans tous les domaines : non seulement religieux mais artistique, philosophique, scientifique, juridique, éducatif, caritatif… – est gigantesque ! Et même dans le domaine politique : c’est bien l’Église qui a donné naissance à la tradition juridique occidentale et, ce faisant, à l’État de droit contemporain. Qu’on le veuille ou non, elle a posé les fondations de l’Occident. Or elle s’est laissé subjuguer par ses adversaires. Les catholiques doivent se réapproprier leur histoire pour redevenir une force d’intelligence audible, comme ils le furent par le passé. « Un chrétien est un “souveneur” de l’histoire de son peuple ; il est “souveneur” du chemin que le peuple a accompli ; il est “souveneur” de son Église », disait déjà le pape François en 2014. Il y est revenu récemment dans sa Lettre sur le renouvellement de l’étude de l’histoire de l’Église (21/11/2024). Rappelant « qu’il n’y a pas d’histoire de l’Église sans martyre et qu’il ne faut jamais perdre cette mémoire précieuse ». Ce qui nous ramène au tombeau des apôtres…
Comment expliquer cette dynamique créatrice ?
Par une disposition d’esprit liée à l’essence même du christianisme : dès les premiers siècles, l’Église a estimé que la foi sans intelligence n’était que superstition, que l’adhésion au Christ nécessitait un élan du cœur mais aussi les lumières de la raison et de la science. Autrement dit, il ne peut y avoir de foi sans recherche ni sans enseignement. « Éprouvez toutes choses et retenez ce qui est bon », dit saint Paul dans sa première épître aux Thessaloniciens. La démarche scientifique est naturelle au chrétien car, dans la théologie catholique, l’homme a été créé libre, source et sujet de droits. Et elle est nécessaire à sa foi car le Créateur a inscrit dans la nature des lois qu’il revient à l’homme de découvrir et d’expliquer. La recherche est guidée par le sens du divin. C’est ce qu’il est important de comprendre : artistes, scientifiques ou juristes, tous ont mis Dieu au cœur de leur quête. Le progrès n’est progrès que tant qu’il rapproche de Dieu.
Si le monde dysfonctionne, n’est-ce pas, justement, parce qu’il a perdu Dieu de vue ? On connaît la citation de Chesterton : « Le monde moderne est plein d’anciennes vertus chrétiennes devenues folles » (Orthodoxie, 1908)…
Retirez la pierre d’angle et tout s’effondre ! L’Église a posé les cadres du monde moderne mais l’homme, en s’émancipant de Dieu, en prétendant le remplacer, a déréglé la course du monde, désormais oublieux de tout ce qu’il doit à l’Église. C’est pourquoi l’Église doit revendiquer fièrement son legs, « se montrer sous sa propre figure », disait Boileau. C’était bien l’intention de Benoît XVI qui, pendant son pontificat, a développé toute une catéchèse sur des figures oubliées des premiers temps du christianisme : les Pères de l’Église vivaient dans un temps de déclin – la fin de l’Empire romain – mais ils étaient mus par un effort de l’intelligence et un courage éloignés de toute forme de démission. Conscients des problèmes qu’ils devaient affronter, ils ne se résignaient pas à la défaite. L’Église doit oser être ce qu’elle est, non pour elle-même mais pour les hommes, en les guidant sur les voies du Salut. C’est sa mission. Elle doit renouer la chaîne des temps pour que l’homme, enraciné dans son histoire, ne soit pas une « monade », selon le mot du pape François. Elle ne doit pas céder aux modes forcément passagères – et parfois très « kitsch » – mais demeurer un « signe de contradiction » et retrouver le sens du mystère, qui intrigue et suscite l’intérêt. C’est le service qu’elle peut rendre au monde moderne, humblement mais résolument. Et c’est son devoir envers Dieu. L’Année sainte est un moment tout indiqué pour renouer avec cette histoire.
Un brillant plaidoyer
« Pour l’Église »
Notre conception du temps, le développement des hôpitaux, la transmission des savoirs au sein des universités, la conception de l’individu et de sa conscience, l’égalité et la complémentarité de l‘homme et de la femme, notre vision de l‘Europe… On n’en finirait pas d’énoncer tout ce que le monde doit à l’Église. Il fallait toute l’érudition de Christophe Dickès, et sa science de la synthèse, pour traiter le sujet avec autant d’aisance que de sûreté. à lire pour réfuter tant de faux procès intentés à l’Église.
Pour l’Église. Ce que le monde lui doit,
Christophe Dickès, éd. Perrin, 2024, 272 p., 16 €.