Sur le pont me revenaient les vers d’Ulysse quittant l’île des sirènes : « Depuis, qu’un soleil d’or ou qu’une lune argente/La creuse immensité de la plaine changeante, […]/Le regret douloureux qui te hante a le goût/D’une liqueur d’oubli qui se préfère à tout. » Mais Ulysse est resté fidèle à sa destination d’Ithaque pour retrouver sa femme, son fils, son père et son royaume.
Le géographe et sociologue André Siegfred avait coutume, quand il faisait son cours sur l’Angleterre, d’ouvrir sa sacoche, d’en sortir un dossier et de commencer par : « L’Angleterre est une île. » Puis il refermait son dossier et s’en allait : le cours sur l’Angleterre était terminé, tout était dit.
On peut dire la même chose de la Corse qui jouit des bénédictions insulaires et souffre de la malédiction des îles. Mon ami Jean-Luc de Carbuccia, qui fut propriétaire des éditions de Paris, ancêtres de Via Romana, descendant d’une grande lignée corse, avait coutume de dire que la Corse était le miroir grossissant du continent. Nous y voyons nos tares et nos espoirs. La drogue y circule abondamment, donnant une place exagérée à l’argent sale. Le taux d’immigration est de 25 % et la natalité est en chute.
Cependant, les villes et les villages manifestent une volonté indiscutable de renouveau identitaire, sensible dans la religion populaire et le chant. Les librairies sont inondées d’ouvrages consacrés à l’histoire de la Corse et de la civilisation méditerranéenne. Les Grecs appelaient la Corse Kallistê, c’est-à-dire la plus belle, et elle a gardé une gloire de ce culte que lui a voué l’Antiquité. Ici, le temps ne passe pas comme ailleurs. Les morts habitent l’île autant que les vivants, la chaîne des générations ne s’est pas rompue.
Une terre vaticane
L’intérêt que le pape peut porter à la Corse a plusieurs sources : d’abord, la Corse a été évangélisée par les franciscains et le pape actuel a manifesté son admiration pour saint François en prenant son nom. L’évêque de la Corse qu’il a créé cardinal est un franciscain. La Corse est depuis Charlemagne terre vaticane. Le dernier pape à avoir renouvelé l’acte de possession spirituelle du Vatican sur la Corse est Jean-Paul II. Si le pape vient, ce sera en voisin. Rome est à 40 minutes en avion d’Ajaccio. Il peut même venir en bateau et faire l’aller-retour sans avoir besoin d’y coucher.
Ajaccio est la capitale administrative et politique de l’île, mais la capitale intellectuelle et artistique est Bastia, qui fut ville royale et s’en souvient. Bastia est tout italienne mais, en même temps, elle est le centre de la culture corse, qui n’est pas la même que celle de l’Italie. La langue italienne de Bastia est d’ailleurs le toscan, très proche de la langue corse.
Ici plus qu’ailleurs, la géographie commande l’histoire et le passé détermine le présent. La contemplation de ce miroir grossissant confirme la sévérité de notre diagnostic sur la société actuelle, mais fait ressortir en même temps l’extraordinaire possibilité de renaissance. Le pape peut trouver dans cette périphérie du continent européen de quoi nourrir une volonté de renouveau si la fidélité aux traditions se maintient. La Corse est le Royaume de Marie, seule reine de Corse depuis que Pascal Paoli (1725-1807) l’a acclamée dans la première constitution de la civilisation européenne. L’hymne national qui clôt tous les concerts et les matchs, ainsi que les festivités villageoises ou citadines, n’est-il pas le Dio Vi Salvi Regina, « Dieu vous salue Reine » ?