« Le roi et l’arlequin » : cet attelage est surprenant. Qu’est-ce qui rapproche Louis XIV de Molière ?
Laurent Dandrieu : Outre un homme qui « ferait rire les pierres », comme Louis XIV le disait de Molière, le roi voyait en lui le meilleur pilier de sa politique artistique, faisant de lui, peu à peu, un informel surintendant des plaisirs de la cour. Et, en Louis XIV, Molière a trouvé un soutien indéfectible. Il y a une admiration mutuelle, du roi pour le génie capable d’écrire, à sa demande, des chefs-d’œuvre en quinze jours, et du comédien pour le roi artiste, l’un des meilleurs danseurs de son temps et remarquable musicien. Tous deux ont même partagé la scène dans des comédies-ballets, ce qui crée forcément une complicité. Cette complicité s’est aussi forgée grâce à la charge de valet-tapissier du roi que Molière remplit avec assiduité, qui lui permit de pénétrer dans l’intimité du roi et de gagner sa confiance. Enfin, il y a certainement une communauté de vues : le théâtre de Molière défend un idéal de mesure et d’harmonie qui rejoint celui de Louis XIV, tout l’inverse des débordements anarchiques qui avaient engendré la Fronde, et peut-être aussi un avertissement contre la tentation de la démesure où pouvait le faire sombrer son goût de la grandeur.
« La face du théâtre change », dit Louis XIV en prenant le pouvoir. En quoi le théâtre, et plus largement les arts, servent-ils la gloire du roi – et de la France ?
Louis XIV a une conception théâtrale du pouvoir. À travers les débordements de la Fronde, tandis qu’on exhibait le jeune roi encore enfant dans les provinces pour reconquérir les cœurs, il a vite compris la puissance sur les imaginations du décorum et de l’appareil de la gloire. Par la maîtrise de son corps acquise grâce à la danse, il s’est composé l’attitude d’une « majesté effrayante » que lui trouvait Saint-Simon, et s’est donné, d’après un autre contemporain, « la gravité d’un roi de théâtre ». En son début de règne personnel, quand il s’agissait de restaurer l’autorité royale, Louis XIV a considéré que le spectacle de la majesté royale était à lui seul un puissant levier pour ce travail de restauration. D’où l’importance des ballets de cour et autres divertissements royaux, qui ne sont pas seulement des plaisirs que la cour se donne, mais aussi un spectacle où la magnificence royale s’étale aux yeux de tous. Il n’est pas anodin que, dans les ballets de cour, le roi tienne, en tant que danseur, le rôle central, et y figure volontiers en astre autour duquel tout gravite.
Il s’agit aussi, en favorisant un art proprement français, de cimenter la société autour d’une culture commune. « Les divertissements publics, écrit Louis XIV dans ses Mémoires, ne sont pas tant les nôtres que ceux de notre cour et de tous nos peuples. » Et puis, cette effloraison artistique sans précédent a permis à la France de rayonner comme jamais. Ce n’est pas pour rien que l’un des premiers actes du roi après sa prise de pouvoir personnel a été de créer l’Académie royale de danse qui, en codifiant les chorégraphies, va donner le ton dans l’Europe entière : grâce à quoi, aujourd’hui encore, le vocabulaire de la danse est français…
Pour quelles raisons le roi fit-il interdire Tartuffe, avant de lever cette interdiction ?
Molière s’est trouvé pris, en cette affaire, dans le feu de l’affrontement qui opposait Louis XIV au parti dévot, qui voulait placer sa politique sous le joug d’une religion rigoriste. Avant même la première représentation de Tartuffe à Versailles, en 1664, les adversaires de Molière préparaient leur offensive contre la pièce, prétextant que sous couvert de s’en prendre à la fausse dévotion, elle était une attaque en règle contre la religion. Louis XIV, qui aimait la pièce, n’était pas dupe, mais jugea plus prudent de ne pas laisser la pièce de Molière jeter de l’huile sur des matières si hautement inflammables. C’est donc pour des raisons tactiques qu’il a interdit les représentations publiques de la pièce, tout en tolérant les privées : et de fait, Tartuffe fut joué plusieurs fois devant la cour, avant que la Paix de l’Église, qui mit fin aux querelles religieuses nées du jansénisme, ne donne l’occasion au roi de l’autoriser à nouveau.
Les ennemis de Molière y virent un manifeste d’impiété. Était-il un chrétien sincère ?
Faute de sources, on ne sait rien des sentiments intimes de Molière. On sait qu’il a mené la vie assez libre qui était alors celle des gens de théâtre, mais il n’a jamais fait profession d’athéisme ; il faisait ses Pâques, s’est marié religieusement avec Armande et leurs enfants furent dûment baptisés – Louis XIV fut d’ailleurs le parrain de l’aîné. En revanche, Molière, qui en tenait pour « la vertu traitable », détestait le fanatisme, en religion comme en toute chose. Tartuffe et Don Juan s’en prennent à l’hypocrisie religieuse en des termes finalement assez proches de ceux employés par saint François de Sales et Bossuet. Face à cette haine somme toute assez irrationnelle, il n’est pas interdit de penser que ses ennemis détournèrent sur lui une hostilité qui ne pouvait s’exprimer à l’égard du roi.
Le Roi et l’Arlequin. Louis XIV, Molière et le théâtre du pouvoir, Laurent Dandrieu, éd. Artège, 208 pages, 17,90 €.
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