Contre le culte des saints, l’argumentaire est bien connu. Prier les saints, ce serait interposer entre Dieu et nous des intermédiaires qui n’ont rien de nécessaire. Saint Paul n’a-t-il pas été assez clair ? « Il n’y a qu’un seul Dieu, et qu’un seul médiateur entre Dieu et les hommes, Jésus-Christ homme, qui s’est donné lui-même en rançon pour tous » (1 Tm 2, 5). Et saint Jacques, cousin du Christ, de renchérir : « Toute grâce excellente et tout don parfait descendent d’en haut, du Père des lumières » (Jc 1, 17). S’appuyant sur ces versets, les réformateurs ont interdit le culte des saints. Luther l’a fait, par exemple, dans son Épître sur l’intercession des saints, en 1530, et Calvin dans le Catéchisme de Genève (§238). Pour deux raisons théologiques principales : d’abord, ce culte n’aurait pas de fondement dans l’Écriture ; ensuite, il serait nuisible et tournerait à l’idolâtrie et à la superstition. Voyons donc ce qu’il en est.
Les élus prient pour les vivants
Premier point : il est faux que l’intercession des saints soit absente de l’Écriture. Il est dit à plusieurs reprises que les élus peuvent prier pour les vivants d’ici-bas et que ces derniers peuvent le leur demander. Ouvrez le livre de Job : « Crie maintenant ! Qui te répondra ? Auquel des saints t’adresseras-tu ? » (Jb 5, 1). Et dans le second livre des Macchabées, vous lirez que le grand prêtre Onias a une vision du défunt prophète Jérémie, dont il dit qu’« il prie beaucoup pour le peuple et pour la ville sainte tout entière » (2 M 15, 14). Enfin, dans l’Apocalypse, saint Jean évoque plusieurs fois les prières des saints, qui sont offertes à Dieu par les anges : « Et la fumée des parfums monta, avec les prières des saints, de la main de l’ange devant Dieu » (8, 3).
L’erreur serait de croire que ces versets contredisent ceux que nous citions en commençant. Que Jésus-Christ soit l’unique médiateur entre Dieu et l’humanité, par les mystères de l’Incarnation et de la Rédemption, n’interdit pas que les hommes puissent s’entraider, ni que certains puissent prier Dieu pour d’autres. Le refuser, c’est faire violence à la nature sociale, relationnelle de l’humanité. C’est si vrai que l’Écriture ne cesse d’appeler les disciples du Christ à intercéder les uns pour les autres : « Priez les uns pour les autres » (Jc 5, 16). La chose étant valable entre les vivants, on ne voit pas pourquoi elle ne vaudrait pas entre les vivants et les morts. « C’est la charité qui nous fait prier pour autrui, explique saint Thomas d’Aquin dans sa Somme théologique. Plus parfaite est la charité des saints qui sont au ciel, plus ils prient pour les pèlerins terrestres que peuvent aider leurs prières. Plus aussi ils sont unis à Dieu, plus leurs prières sont efficaces. » Bien avant lui, saint Jérôme disait la même chose : « Si les apôtres et les martyrs peuvent prier pour les autres alors qu’ils sont encore dans la chair, à combien plus forte raison doivent-ils le faire une fois qu’ils ont gagné leur couronne » (Contre Vigilantius, 6). Voilà qui permet de réfuter l’affirmation bien aventureuse de Calvin dans son catéchisme : « Des saints, Dieu ne leur a pas attribué cet office de nous aider et subvenir » (§238).
On pourrait imaginer une objection, que certains évangéliques formulent, qui consisterait à dire que l’invocation des morts est interdite par l’Écriture : « Qu’on ne trouve chez toi personne qui évoque les esprits ou qui interroge les morts » (Dt 18, 10, repris dans le Catéchisme de l’Église catholique au n°2116). Assurément, la nécromancie est interdite ! Il n’est pas licite de vouloir connaître l’avenir par la magie en interrogeant les morts. Mais demander à un saint d’intercéder pour nous, ce n’est pas lui demander la moindre information. Le flux monte, il ne descend pas !
Des prières adressées à Dieu
J’en viens alors à mon deuxième point : le risque d’idolâtrie et de superstition. Calvin écrivait la chose suivante : « Si au lieu d’avoir notre refuge à Dieu seul, suivant son commandement, nous recourons à eux, mettant en eux quelque partie de notre fiance, c’est idolâtrie, en tant que nous leur transférons ce que Dieu s’était réservé » (§239). Si les fidèles se mettaient à croire que ce sont les saints qui interviennent par leur puissance dans nos vies, Calvin aurait raison. Mais cela semble un danger quelque peu imaginaire car ce que l’on demande aux saints, ce n’est pas d’intervenir, c’est de « prier pour nous ». Prier qui ? Dieu bien sûr ! Il est impossible d’invoquer un saint sans, par la récitation de la prière, penser à Dieu lui-même.
Plus profondément, même si le refus du culte des saints peut être présenté comme le fruit d’un pieux scrupule, il trahit aussi un certain recul devant les conséquences de l’Incarnation. Cette dernière vient nous chercher là où nous sommes, et comme nous sommes, en faisant droit à nos sentiments les plus naturels : que nous soyons spontanément timides face au Fils de Dieu, que nous soyons attachés à certaines figures de saints plus immédiatement proches de nous, et désireux de leur confier nos vœux et nos malheurs, que le caractère social de notre nature nous porte à demander de l’aide à des frères qui parleront de nous au Seigneur – tous ces traits qu’un orgueil stoïcien pourrait vouloir réprimer comme des enfantillages sont autant d’appuis pour le Dieu vivant. Car il sait de quel bois nous sommes faits. Les hommes soutiennent difficilement le tête-à-tête avec Dieu, et ont le goût des intermédiaires. Auguste Comte, qui n’avait pas la foi mais comprenait la sagesse humaine du catholicisme, écrivait que « le culte des saints réglait le genre et le degré de polythéisme exigé par la destination populaire du monothéisme » (Système de Philosophie positive). Non pas bien sûr que le culte des saints relève du polythéisme. Mais il accommode la rigueur du monothéisme à la faiblesse de l’esprit humain en faisant droit, tout en la rectifiant, à notre tendance naturelle qui est de diffracter l’Absolu dans la multiplicité. On dit souvent : « Mieux vaut s’adresser au Bon Dieu qu’à ses saints. » Certes. Mais il est des cœurs qui préfèrent, dans certaines circonstances, à l’image du centurion de l’Évangile (Lc 7, 2), se confier à des amis qui ont l’oreille du Seigneur. Ils n’en sont pas moins écoutés pour autant.
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