Le beau est-il subjectif ? - France Catholique
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Le beau est-il subjectif ?

Où se trouve la vraie beauté, dans un monde en perte de repères ? Quels critères pour chercher et évaluer le beau ?
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La Création du soleil, de la lune et des planètes, 1511, Michel-Ange, chapelle Sixtine, Vatican.

«La beauté sauvera le monde », écrivait Dostoïevski. La phrase peut étonner, dans le contexte angoissé de cet auteur tourmenté, qui entrevit cependant le Ciel au milieu des ténèbres de ses doutes et de son existence. L’auteur de L’Idiot et des Frères Karamazov avait raison – à ce détail près que la beauté, dont il avait su saisir tout le paradoxe, a déjà sauvé le monde.

Qu’est-ce que le beau ?

Les philosophes, historiens de l’art et critiques se sont disputés à longueur de livres ou de salons sur les critères du beau, mais souvent sans aller jusqu’à la profondeur de sa nature. Et même lorsqu’on semble se préoccuper de ce qui en fait la définition, c’est encore souvent la subjectivité qui l’emporte : le beau serait une émotion esthétique, une sensation de bonheur, de dépassement, de sublimité. À entendre ces avis, il n’y aurait de beauté que dans l’esprit humain : le beau ne serait rien sans un « bipède sans plumes » – c’est ainsi que Platon définissait l’homme – pour l’éprouver.

Peut-on limiter la beauté à une émotion humaine, ne la considérer qu’à notre niveau ? La réflexion de saint Thomas d’Aquin nous invite à prendre de la hauteur. Pour le « docteur angélique », l’essence de la beauté d’une chose réside d’abord dans le resplendissement de son être : est beau ce qui est, et qui réalise pleinement ce pour quoi il est fait. Chaque être trouve ainsi sa beauté dans l’accomplissement de sa nature : on peut ainsi parler d’une belle fleur, d’un beau cristal, d’un bel animal. D’où l’on comprend qu’en Dieu réside la perfection de la beauté, puisqu’il est l’unique Être subsistant par lui-même . Dans les autres êtres, qui dérivent de lui comme d’une source, cette beauté se reflète sous de multiples formes, comme dans les facettes d’un kaléidoscope quasi infini.

Cette beauté de Dieu est la clarté resplendissante de son Être infini, éternel et simple. En Dieu, dit saint Thomas d’Aquin, se trouvent au plus haut degré l’être, la vérité, la bonté et la beauté. En conséquence, puisqu’il est la cause première de tout ce qui existe, tout ce que Dieu a fait est splendeur de vérité, beauté et bonté : toute la création est vraie, bonne et belle. « Et Dieu vit que cela était très bon », dit la Genèse (1, 31).

Cherchant l’essence du beau à sa source, nous ne nous sommes pas arrêtés à la beauté subjective qui se manifeste à l’esprit humain mais sommes remontés jusqu’à Dieu, perfection et origine de tout être et donc de toute beauté.

De Dieu à l’homme

Il faut cependant redescendre vers le créé. Parmi tous les êtres visibles de l’univers, il en est un – et un seul – que Dieu dit avoir créé « à son image ». Ressemblance de Dieu, l’homme, porte donc nécessairement une particulière empreinte de sa beauté. Où se trouve-t-elle ? Métaphysiquement parlant, la beauté de l’homme, qui le rapproche de celle des anges, se trouve assurément dans la splendeur de son âme spirituelle. Au quotidien, cette beauté est appelée à rayonner dans chacune des actions humaines. En cela encore nous sommes à l’image de Dieu : au-delà de la beauté essentielle de l’homme, il y a donc une beauté de ses œuvres, sur le plan de la morale – qui lui est encore en partie intérieure – et jusqu’à celui de l’art – où il s’extériorise totalement.

Lorsque l’on redescend ainsi l’échelle des êtres pour venir au plus près de nos gestes concrets, l’éclat simple de la beauté divine se réfracte à l’infini et semble parfois s’estomper ou se cacher. L’homme peut cependant y contribuer par son agir et par son art : cette collaboration libre à l’œuvre de Dieu l’investit d’une dignité qui le place ainsi au-dessus de toutes les autres créatures. Considérer la beauté d’abord dans sa source divine, puis dans le chatoiement de la nature créée, avant de chercher à la reconnaître dans ses reflets humains, nous permet d’éviter l’impasse contemporaine d’un regard purement subjectif, empreint de relativisme. Faut-il pour autant prétendre dégager des critères univoques du beau, applicables à tous les lieux et tous les temps ? Si la beauté est le resplendissement de l’être, dans sa vérité et sa bonté, il ne pourra exister hors de ce qui est vrai et bon. Le néant, la destruction ou la déstructuration de ce qui est ne sauront être considérés comme relevant de la beauté, puisqu’ils en sont implicitement une négation.

Une nature blessée, mais rachetée

Devrait-on alors restreindre le beau dans le cadre strict du classicisme dont Michel-Ange demeurera comme l’une des plus brillantes étoiles ? La théorie semble parfaite, mais on ne saurait en fait enfermer la beauté de l’art humain dans les canons d’un monde idéal et éthéré, quasi angélique, alors même qu’il émane d’une nature blessée par le péché mais rachetée par l’Incarnation et la Rédemption. À l’image du monde qui nous entoure et de notre condition, le beau, sans cesser d’émaner de l’inaltérable splendeur divine, se réalise et s’apprécie aujourd’hui dans un état nouveau. La beauté de ce monde, reflet et appel de la beauté d’en haut, est une beauté blessée, certes, humiliée, mais rachetée et emplie de promesses d’éternité. La véritable beauté est celle qui a déjà sauvé le monde : c’est la beauté de ce prisonnier bafoué qui embrasse en silence le Grand Inquisiteur de Dostoïevski (Les Frères Karamazov, deuxième partie, livre V, chapitre V), la beauté humaine et divine du Christ éternel.

Retrouvez cette chronique sur sur claves.org, le site de formation chrétienne de la Fraternité Saint-Pierre.