« Il faut réconcilier le peuple et les élites » - France Catholique
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Un autre regard sur le poverello
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« Il faut réconcilier le peuple et les élites »

© Catherine Leblanc / Godong

© Catherine Leblanc / Godong

« Il faut réconcilier le peuple et les élites »

La dissolution de l’Assemblée nationale a ouvert une crise politique inédite. Ancien ministre, Charles Millon en analyse les raisons profondes et esquisse des solutions, fort de son expérience et de ses convictions.
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Vivons-nous la fin d’un cycle politique ?

Charles Millon : Sans conteste oui. Fin d’un cycle ou crise de régime ? Je serais tenté de dire crise de régime, car la rupture entre le peuple et les élites est aujourd’hui bel et bien consommée.

Le peuple ne croit plus aux discours tant il estime avoir été trahi, depuis des décennies. L’exemple le plus frappant est celui du Traité de Lisbonne, signé par le Président de l’époque, en 2007, et qui reprend les dispositions du texte établissant une Constitution pour l’Europe que les Français avaient massivement rejeté par référendum en 2005. En tordant de la sorte le bras aux électeurs, aidés par les instances européennes, le gouvernement d’alors n’a pas mesuré la faille béante qui s’ouvrait entre le peuple et lui. Un autre exemple, le blocage de la part du Conseil constitutionnel ou de la Cour européenne de Justice qui interdisent que des décisions votées par le Parlement – c’est-à-dire la représentation nationale – soient mises en œuvre. Enfin, souvenons-nous du dernier projet de loi immigration dont les juges du Conseil constitutionnel ont censuré 35 articles, soit 40 % du texte. Le président de la République n’avait pas caché son empressement de le voir examiné par le Conseil constitutionnel, pour faire annuler tout ce que le peuple voulait mais dont lui, Emmanuel Macron, ne voulait pas !

Le problème ne date pas d’aujourd’hui. En 1977, sous la présidence de Valéry Giscard d’Estaing, le nouveau Premier ministre, Raymond Barre, entendait restreindre le regroupement familial. La mesure sera annulée l’année suivante par le Conseil d’État, saisi par une association de soutien aux immigrés. Le problème est national certes, mais il se double maintenant d’une dimension européenne : Bruxelles s’arroge de plus en plus de compétences, comme nous l’avons vu avec le Covid ou l’achat d’armes à l’intention de l’Ukraine. Cette rupture entre le peuple et les élites va se poursuivre si, après les élections législatives, s’ouvre une cohabitation et si la Présidence met tout en œuvre pour bloquer les réformes promises et engagées par le Gouvernement. Une fois encore, le peuple aura le sentiment que la démocratie est détournée.

Comment sortir de cette situation de blocage ?

Nous assistons depuis de nombreuses années à une longue dérive qui a vu les experts et les hypertechniciens prendre petit à petit la direction des affaires. C’est dangereux. Les élus doivent donc reprendre le pouvoir et l’exercer, en commençant par l’échelon local en favorisant l’autonomie des collectivités et des régions. Pourquoi ne pas retrouver de la sorte une respiration en permettant des expérimentations en région comme cela se pratique en Italie ? Notre administration est trop centralisée ! La bureaucratie pèse tellement sur les politiques qu’on ne pense plus en termes d’alternative. Nous étouffons et nous arrivons à la situation actuelle où le peuple a le sentiment qu’on ne prend pas en compte ses aspirations… Est-on obligé d’avoir la même politique culturelle en Bretagne et dans le sud de la France ? Le citoyen ne serait-il pas plus satisfait si des initiatives en matière de formation ou de réussite scolaire étaient adaptées à son lieu de vie ? À cela s’ajoute, ces dernières années, la fabrique de communautés de communes aux dimensions disproportionnées, où l’on efface le nom de lieux-dits millénaires au profit d’une appellation fonctionnelle. Les Français subissent une dépossession culturelle et géographique. Je crois que la réconciliation entre le peuple et les élites passe par le réapprentissage de l’exercice de la démocratie au niveau local.

L’usage du référendum ou du recours à la démocratie participative vous semble-t-il aussi une solution ?

L’une des premières missions de l’homme politique est d’informer ses concitoyens et de leur expliquer les grands enjeux pour le pays, au travers de rencontres, de débats, de confrontation. Sauf à s’inspirer de la Suisse où le référendum est une procédure courante au niveau des collectivités locales, en France elle reste, dans notre Constitution, une procédure exceptionnelle qui intervient dans un débat national fondamental qui doit être tranché par l’ensemble des citoyens. Un référendum sur l’immigration pourrait donner une respiration à notre démocratie.

Quant à la démocratie participative, il conviendrait d’abord d’en donner la définition. Si cela reste l’organisation de débats et de rencontres sur un thème donné, je n’ai aucune réticence ; si l’on songe à une convention citoyenne, en soi, elle peut présenter un intérêt, mais est-on capable d’œuvrer pour une consultation honnête et transparente ? Si l’on songe à la convention citoyenne sur la fin de vie, j’observe que, à la vue des documents choisis pour alimenter les débats, ces derniers étaient déjà biaisés. Selon moi, les conventions citoyennes sont une démocratie de remplacement. Je préfère que les Français se mobilisent pour aller voter à toutes les élections ! Cependant, j’insiste, rien ne vaut la politique au niveau local pour créer une communauté nationale. Ensuite, au sein des partis, une place doit être consacrée à la réflexion pour nourrir les idées politiques et fabriquer de nouvelles élites.

La crise politique que nous vivons n’est-elle pas due aussi à une crise du personnel politique ?

Si tous les élus vivaient ou avaient connu une expérience locale, nous n’aurions plus le personnel politique déconnecté que nous avons aujourd’hui depuis cette contestable réforme du cumul des mandats… Par exemple, un élu local est en première ligne pour comprendre les problématiques de logement et y répondre mais aussi pour gérer les tensions qui peuvent apparaître par rapport aux problématiques scolaires. Ce serait aussi un antidote à la brutalité de la vie politique qui s’est immiscée jusque dans l’Assemblée nationale. La confrontation au réel rabaisse les prétentions des idéologues… Certes, je n’oublie pas la violence que subissent certains maires dans leur commune, mais si l’État leur donnait véritablement les moyens d’agir ils pourraient mieux se défendre.

Que pensez-vous du paysage à droite tel qu’il se présente désormais ?

La droite est en phase de recomposition accélérée. Que cela plaise ou non, le parti dominant aujourd’hui est le RN, auquel vont désormais s’agréger des alliés comme une partie des Républicains emmenée par Éric Ciotti. Certains pourront s’en désoler, mais c’est un fait. Reconquête !, en revanche, est probablement condamné à rester dans la marginalité. Il ne suffit pas d’être clivant en politique pour l’emporter, il faut encore savoir rassembler.

La droite dite « républicaine » a péché par arrogance, par paresse et par déconnexion d’avec ses adhérents. Pire, petits complots et grandes trahisons ont gangrené les états-majors jusqu’à impacter la conduite supérieure des affaires de l’État.

Dominatrice, cette droite a donné le change pendant des années et des années. Aujourd’hui, elle est en état de mort clinique faute d’électeurs qui l’ont quittée, scrutin après scrutin. C’est le résultat de quarante ans de lâcheté et d’abandon. C’est pourquoi les députés qui vont siéger demain – quelle que soit leur tendance — auront une responsabilité historique : celle de restaurer la confiance entre les Français et leurs élus. Ils devront tenir leur parole. Pour ce faire, ils devront aller probablement très loin et envisager une réforme constitutionnelle. Comme l’a dit tout récemment Pierre Mazeaud, ancien président du Conseil constitutionnel, il faudra s’interroger sur le mode d’élection du Président de la République, la durée de son mandat, la répartition des pouvoirs, les rapports entre institutions judiciaires, qu’elles soient françaises ou européennes, et les pouvoirs exécutifs ou législatifs… Si les députés n’engagent pas ce vaste chantier, nous risquons fort la crise de régime.

Comment tenir le redressement du pays dans la durée ?

Le redressement du pays prendra du temps. En dehors des mesures d’urgence, il faudra, par exemple :

– mettre en place une commission du type commission Rueff-Armand, installée en 1958 par le général de Gaulle afin d’établir le diagnostic réel de l’état de la France et de proposer les réformes de structure à mettre en œuvre, avec un calendrier précis et réaliste ;

– réinstaurer un climat de confiance entre l’État et les collectivités territoriales permettant de redonner aux élus locaux considération et moyens d’agir, ce qui leur permettra de recouvrer une autorité réelle. Soyons lucides, il faudra du temps.

Par ailleurs, il y a urgence à former et accompagner une nouvelle génération à l’action publique, à l’engagement et au service du bien commun.

Que conseiller à des jeunes qui veulent se lancer en politique en étant catholiques ? N’est-ce pas discriminant ?

Je n’ai jamais souffert d’affirmer mon appartenance religieuse, tout au long de ma vie politique. Ce n’est pas discriminant, c’est exigeant car vous ne pouvez pas tenir un discours relevant de notre foi et faire l’inverse dans les actes que vous commettez. Par contre, c’est enthousiasmant car vous pouvez avoir, avec vos adversaires, des débats de fond, des discussions qui ne sont pas motivées par les seuls intérêts électoraux. Mais c’est essentiellement au travers des actions que l’homme politique peut témoigner. C’est le maire qui facilite l’éducation populaire au travers de l’organisation de camps de vacances ou de patronages ; c’est le député qui promeut la culture de la vie en facilitant l’accès aux soins palliatifs ou en renforçant une politique d’aide aux mères de famille ; c’est l’élu qui met en place
une association d’accueil aux migrants pour accompagner à l’intégration et l’assimilation. Tout cela exige de l’homme politique d’être tolérant et pédagogue.

Êtes-vous favorable à l’inscription des racines chrétiennes de la France dans la Constitution ?

J’y suis très favorable mais est-ce le moment d’ouvrir une polémique sur un tel sujet ? Dans l’immédiat, je préférerais qu’on commence par rappeler notre histoire chrétienne dans les manuels scolaires, dont elle a presque totalement disparu.

Comment, en tant que chrétien, répondre à la désespérance sociale ?

Montrer le chemin de l’espoir est l’une des missions essentielles des hommes politiques chrétiens car n’oublions pas : « L’action politique est une expression supérieure de la charité » (Pie XI). Aujourd’hui, il est urgent de redéfinir la pensée politique chrétienne en se référant au personnalisme, à la dignité de la personne, au respect des communautés. Nous pouvons le faire, non seulement à partir de la doctrine sociale de l’Église, mais aussi avec des intellectuels du courant post-libéral qui appellent, eux aussi, au respect de la dignité et de l’intégrité de la personne, qui prônent une nouvelle approche en refusant et l’individualisme débridé et le socialisme étatique ou bureaucratique. Le principe de subsidiarité est leur référence. Ces travaux d’intellectuels peuvent se traduire dans des propositions de lois créatives ou des initiatives innovantes : à ce titre, nous pouvons saluer la mise en place par la société Michelin d’un smic « décent », un smic innovant qui est défini à partir des besoins d’une famille avec deux enfants et tenant compte de la réalité économique locale : coût du logement, réseau de transports…

L’homme politique chrétien se doit de tout faire pour lutter contre la désespérance sociale. En cela, il peut s’inspirer des chrétiens sociaux qui, en leurs temps, ont largement influencé l’émergence du syndicalisme, la création des allocations familiales ou la défense du repos hebdomadaire du dimanche.

L’actuelle crise politique ne serait-elle pas un moment-clé, comme en 1947 ou en 1958 pour rassembler tous les Français ?

Par certains aspects, la situation est beaucoup plus préoccupante qu’en 1958 ! À l’époque, il s’agissait de mettre un terme à une crise gouvernementale due à l’absence de majorité parlementaire stable. L’objectif était d’avoir un gouvernement qui aurait le pouvoir et le temps pour mettre en œuvre des solutions à des problèmes gravissimes comme la crise algérienne.

Aujourd’hui nous devons réconcilier le peuple et les élites : trop de gens sont sur le bord du chemin et regardent passer les autres. Comment redonner le goût aux Français de vivre ensemble ? On voit monter une nouvelle forme de lutte des classes, faite de mépris, de souffrances et d’indifférence avec, d’un côté, les privilégiés et, de l’autre, les dépossédés.

J’insiste sur le fait que l’on peut rétablir la concorde sociale avec des réalisations et de multiples actions locales. C’est là la mission première des élus locaux et c’est pourquoi ils méritent soutien et considération. Quoi qu’il arrive, il ne faut pas oublier qu’il n’est jamais trop tard pour redresser le pays et rassembler les Français.