Hélie de Saint-Marc, qui a publié à la fin de sa vie trois œuvres majeures, Les Champs de braises, Les Sentinelles du soir, et L’Aventure et l’Espérance, a connu tous les drames de notre époque. Né en 1922, septième enfant d’une famille d’avocats bordelais, il a grandi entre Bordeaux et le Périgord, mais après la défaite de 1940, qui est un véritable effondrement, il s’engage très tôt dans la Résistance, et sera arrêté puis déporté à Buchenwald.
Une leçon sur l’homme
Muté au tunnel de Langenstein, à un endroit d’où on ne revient pas vivant, il a eu la vie sauve grâce à un détenu letton : « Contrairement à ses compatriotes qui détestent les Soviétiques, il est communiste. Il se prend d’amitié pour moi. Pourquoi ? Je ne sais pas. […] Il est fort et effectue une part de mon travail. Il me donne de la nourriture, vraisemblablement volée. Je me précipite dessus. C’est ainsi. Camarade letton, où es-tu ? Qu’es-tu devenu ? Brigand amical, froid et généreux, cruel jusqu’à tuer […], tu m’as sauvé la vie alors que j’étais au bord de l’épuisement, à l’automne 1944. Je ne peux l’oublier. »
Hélie de Saint-Marc a puisé dans cette extrême souffrance et ce dénuement absolu, où n’existe plus une seule façade sociale, une vraie leçon sur l’homme parce que c’était une vraie leçon sur lui-même.
Lorsqu’il s’est mis à écrire très longtemps plus tard, il a trouvé les accents de nos plus grands moralistes, mais aucun d’eux, ni Pascal, ni Montaigne, ni La Rochefoucauld, n’a connu les épreuves qu’Hélie de Saint-Marc a traversées.
Après la déportation et le retour en France, il part pour l’Indochine, comme lieutenant de Légion, se battre dans ce qu’il appelle une « guerre orpheline », à 12 000 kilomètres de chez lui.
Les pages qu’il a consacrées aux légionnaires et à la vie dans la Légion font partie des plus belles de l’histoire de la littérature française, et de la littérature militaire de tous les temps. Après l’Indochine où il a vécu sept ans et où, dit-il, il vit encore, il connaît l’Algérie. Sa vie est alors traversée par le bonheur de la rencontre de celle qui deviendra son épouse, mais le drame algérien le saisit et, comme il ne veut pas renouveler l’abandon de nos partisans qui lui a été imposé en Indochine, cet officier « modéré », comme il s’appelle lui-même, deviendra un officier rebelle et s’engagera derrière le général Challe dans le putsch d’Alger, ce qui lui vaudra une condamnation à dix ans de réclusion criminelle. Il décrit l’expérience de sa prison à Tulle comme parfois plus rude que la déportation. Dans la prison, dit-il, il faut lutter sans cesse, non pas pour survivre physiquement, mais pour ne pas se laisser détruire de l’intérieur. C’est bien après sa sortie de prison que, pour des raisons fortuites, il se décidera à écrire, pressé par son neveu, Laurent Beccaria, avec qui il publiera ses principaux ouvrages. Cette vie, qui a connu tous les drames de notre époque, a été transcrite dans un style simple, classique, et prenant (lire ci-dessous).
« Des hommes debout »
Hélie de Saint-Marc a laissé un texte judiciaire devenu historique. C’est sa déposition devant le tribunal qui se termine par ses mots : « On peut demander beaucoup à un soldat, on peut même lui demander de mourir, mais on ne peut pas lui demander de se parjurer. Terminé, Monsieur le Président. »
Lorsque Hélie de Saint-Marc a été fait grand-croix de la Légion d’honneur, le général Dary, alors gouverneur de Paris, avait organisé une fête en son honneur. Comme beaucoup, j’étais allé le saluer, il m’a dit ces quelques mots qu’il disait à chacun : « Courage, il faut le courage, il faut être des hommes debout. » Ce n’étaient pas des mots en l’air, mais le résumé de toute une vie.
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« Je choisis le mystère »
«Longtemps, j’ai été un homme d’action, un simple combattant projeté aux avant-postes, parce que c’était là qu’on se battait et que l’on mourait. J’ai fait la guerre pendant vingt ans ; j’ai eu la peur comme compagne ; ainsi que le chagrin, la faim et la soif. J’ai parfois été vainqueur et parfois vaincu. J’ai connu les camps, la prison, j’ai été décoré et dégradé. On m’a entouré et j’ai éprouvé la solitude. Je garde en moi des noms qui ne disent rien à personne : Prudhomme, Klimovicz, Hamacek, Eggerl, Bonnin, Bertrand… Ils sont les puissants du monde où j’ai vécu.
Plus les années s’écoulent, plus je suis habité par les hommes qui sont tombés sous mes ordres. Leurs ordres continuent de m’encadrer, en foule silencieuse, de plus en plus dense. C’est comme si, alors que la fin approche, elle voulait se rappeler à moi, me murmurer les regrets de leur vie brisée, à la manière d’une branche d’arbre vert, alors que je marche encore dans la lumière de la vie. Peut-être, après tout, veulent-elles seulement m’accompagner pour la dernière étape.
« J’ai essayé de vivre honorablement »
Il faut du temps pour faire un homme. Au bout de ma course, je retourne inlassablement les interrogations vieilles de quarante ans… J’ai essayé de vivre honorablement, et j’ai englouti toutes mes forces dans ce combat. J’approche désormais du mystère, et je me sens plus démuni qu’un enfant. Je ne demande qu’à croire aux forces de l’esprit et du bien. Jean Guitton a dit : “Entre l’absurde et le mystère, je choisis le mystère.” Je fais mienne cette devise. Mais je ne peux m’empêcher de douter : si l’absurde avait le dernier mot, ce serait horrible.
Il m’arrive régulièrement d’aller dans ces lieux où des hommes et des femmes prient à la lisière du monde, chaque nuit, quand tout semble noyé dans le néant. Le silence et le vertige qui habitent ces murs m’attirent.
Bernanos disait : “Une heure de foi profonde pour vingt-trois heures de doute.” Comment l’absurdité du monde ne pourrait-elle pas provoquer le doute ? En même temps, il y a cette beauté, ce mystère et parfois cette générosité qui sont comme le reflet imparfait de ce qui nous attend après. J’espère que mon dernier jour sera un jour de foi. »
L’aventure et l’espérance, Hélie de Saint Marc Les Arènes, 2013, 272 pages, 20 €.