Comment s’assurer de la fiabilité historique des Évangiles ? J’ai déjà mis en avant dans ces colonnes un certain nombre d’indices particulièrement frappants, comme la distribution statistique des prénoms cités dans les Évangiles, qui correspond à la distribution statistique de l’époque (lire FC n° 3693). J’ai cité aussi l’exactitude des descriptions des évangélistes, et en particulier l’impossibilité de mettre en défaut la précision historique de Luc dans le livre des Actes (cf. Colin Hemer, The Book of Acts in the Setting of Hellenistic History (1989).
« Caché en pleine lumière »
Je voudrais insister aujourd’hui sur un élément moins souvent évoqué, quoique plus simple d’accès : les concordances inaperçues entre les récits. Il s’agit de petits faits, qui ne sautent pas aux yeux quand on lit séparément les Évangiles, mais dont le rapprochement tend à prouver que les récits ne sont pas des inventions, mais bien les différentes versions d’événements réels. Renouant avec les recherches qu’avait menées au XIXe siècle un savant anglican, John J. Blunt (1847), un couple de philosophes des sciences de l’université du Michigan, spécialistes en théorie des probabilités, Timothy et Lydia McGrew, y ont consacré récemment un ouvrage entier intitulé Caché en pleine lumière : les coïncidences involontaires dans les Évangiles et les Actes (2017).
En voici quelques exemples. Prenez la visite de Jésus chez Marthe et Marie dans l’Évangile de Luc (10, 38-42). Marthe, comme chacun sait, se démène dans tous les sens, tandis que Marie demeure tranquille aux pieds de Jésus. Ce contraste entre les deux sœurs est l’objet principal de l’épisode. Dira-t-on qu’il s’agit là de deux « personnages symboliques », allégorie de la différence entre l’action et la contemplation ? Pas si sûr ! Car en lisant l’Évangile de Jean (11, 20-32), au chapitre qui raconte la mort de Lazare, on retrouve ses deux sœurs, Marthe et Marie. Or, les petites notations sur ces dernières coïncident avec ce que disait Luc de leurs tempéraments respectifs : Marthe se précipite pour accueillir Jésus, tandis que Marie reste assise dans la maison (11, 20) ; et une fois au tombeau, Marthe fait des remarques pratiques sur le cadavre, tandis que Marie reste coite (11, 39). Ainsi montrent-elles des traits de caractère parfaitement concordants dans deux histoires différentes qui ne font pas référence l’une à l’autre. Marthe et Marie n’étant pas l’objet principal du chapitre de Jean, il est peu probable qu’il les ait décrites ainsi pour « coller » au récit de Luc. Le plus plausible est qu’elles fussent réellement ainsi.
La royauté de Jésus
Autre exemple : en Luc 23 (3-4), Pilate demande à Jésus « Es-tu le roi des Juifs ? ». Et Jésus répond « Tu l’as dit ». Alors Pilate dit aux principaux sacrificateurs : « Je ne trouve aucune culpabilité en lui. » Ce passage très ramassé paraît difficilement compréhensible. Se proclamer « roi des Juifs » devant le préfet romain était au contraire propre à s’attirer les pires ennuis. Mais l’Évangile de Jean nous fournit l’explication de la réaction, apparemment illogique, de Pilate dans l’Évangile de Luc. Car Jésus, quand on lui demanda s’il était roi, répondit par l’affirmative mais ajouta aussitôt : « Mon royaume n’est pas de ce monde. Si mon royaume était de ce monde, mes serviteurs auraient combattu pour moi afin que je ne fusse pas livré aux Juifs ; mais maintenant mon royaume n’est point d’ici-bas. » Voilà qui rassure Pilate. Notez également que seul Luc rapporte l’accusation des Juifs selon laquelle Jésus était roi. Luc et Jean s’entr’expliquent.
Encore un exemple : Matthieu (14, 1) rapporte que le roi Hérode s’inquiétait à l’idée que Jésus soit en fait Jean-Baptiste ressuscité des morts. Question simple : comment Matthieu pouvait-il savoir ce que pensait Hérode ? Le même Luc, sans chercher à répondre à cette question, nous met tout de même sur la piste quand il nous apprend en passant que l’une des femmes qui suivaient Jésus était « Jeanne, la femme de Chuza, le chef de la maison d’Hérode » (Luc 8, 3). En d’autres termes, l’épouse du majordome d’Hérode était une disciple : on peut difficilement rêver meilleure source pour savoir ce qu’Hérode raconte à son entourage !
Miracle à Bethsaïde
Dernier exemple : la multiplication des pains. Marc note que la foule s’est assise « sur l’herbe verte » (6, 39). Détail pittoresque, certes, mais sans explication particulière dans cet Évangile. C’est Jean qui nous la donne : ce miracle s’est produit, écrit-il, peu avant la Pâque, en mars ou début avril – période de pluie dans cette région – qui fait verdir d’un coup le paysage. Cela explique aussi pourquoi les synoptiques évoquent le déplacement de grandes foules : tout le monde se dirigeait vers Jérusalem pour les fêtes.
Mais il y a mieux : Jean nous apprend qu’au moment de nourrir tout le monde, Jésus demanda à Philippe où l’on pouvait trouver du pain. Pourquoi à Philippe et pas à un autre – Judas par exemple, qui était le trésorier de la bande ? Jean ne nous en dit rien. Mais Luc (9, 10), qui n’évoque pas Philippe dans le récit de la multiplication des pains, nous dit en revanche que la scène se passait à Bethsaïde. Or, on apprend ailleurs dans l’Évangile de Jean, dans un chapitre sans rapport avec cet épisode, que Philippe était de Bethsaïde (1, 44). Ainsi tout s’emboîte : si Jésus interroge Philippe, c’est tout simplement parce qu’il était du coin. Sans le vouloir, Luc explique donc Jean. Et quand Matthieu (11, 21) rapporte les malédictions de Jésus – « Malheur à toi Bethsaïde, car si les miracles accomplis en toi avaient été accomplis à Tyr et à Sidon, ils se seraient repentis depuis longtemps », il ne précise nullement pourquoi Bethsaïde est citée ; mais l’épisode de la multiplication des pains nous le fait comprendre.
Ce n’est là qu’un petit échantillon, et chacun peut se livrer à l’expérience : les Évangiles regorgent de ce genre d’échos internes qui prouvent que les évangélistes ne racontent pas des histoires… mais une histoire.