Peut-on confier la réalisation d’œuvres d’art sacré à des artistes qui n’ont pas la foi ? Cette question fait débat depuis des décennies. Elle est concrète, car elle renvoie à des œuvres devant lesquelles, avec lesquelles et dans lesquelles les fidèles ont à prier. Elle mérite donc d’être posée avec clarté. Sans doute y répond-on souvent trop vite par l’affirmative : c’est ainsi qu’on a pu entendre qu’il fallait surtout que l’artiste soit un grand ou bon artiste, qu’il valait mieux un artiste de génie non croyant qu’un artiste médiocre à la foi vive. En proclamant le bienheureux Fra Angelico patron des artistes après l’avoir béatifié, Jean-Paul II a peut-être voulu nous dire que l’idéal était de ne pas avoir à choisir entre les deux.
Les mystères du Verbe divin
Pour esquisser une réponse à cette question, pourquoi ne pas se pencher sur l’une des deux oraisons proposées par le saint pape pour la liturgie du 18 février, jour où l’on fête l’entrée au ciel du peintre dominicain ? La voici : « Ô Dieu, par votre don ineffable, le bienheureux Fra Angelico a à la fois pénétré dans son âme et transmis dans sa peinture les Mystères de votre Verbe ; accordez-nous que, vous connaissant par la Foi, nous parvenions jusqu’à la contemplation de votre beauté infinie. »
Par le moyen de la peinture – mais il pourrait s’agir de n’importe quel autre art : musique, architecture… – il est question de transmission, c’est-à-dire du rôle qui consiste à donner quelque chose qui ne vient pas de soi. De quoi s’agit-il en l’occurrence ? Des mystères de Jésus-Christ, Verbe de Dieu. Avant de les transmettre, Fra Angelico les a « pénétrés dans son âme », il les a contemplés. Il apparaît donc important d’abriter d’abord dans son cœur ce que l’on veut exprimer pour le porter à la connaissance des autres. Comment ne pas penser à ce que dit Jésus lui-même : « Ce que dit la bouche, c’est ce qui déborde du cœur » (Luc, 6), s’inspirant lui-même du psaume 44 : « Mon cœur a débordé de bonnes paroles. »
« Le don ineffable »
À ce stade, il peut être bon de poser les bases d’une définition des notions d’art et de Foi. Dans L’esprit de la musique, Benoît XVI présente l’art comme l’expression sensible de réalités spirituelles, « la Foi devenue culture », soulignant ainsi la relation étroite qui existe entre les univers visible et invisible. Par ailleurs, qu’est-ce qu’avoir la Foi ? Croire en Jésus sauveur, mettre sa confiance en lui ; l’un des fondements du chrétien, c’est de se savoir pécheur, et croire que Jésus sauve du péché. C’est « le don ineffable » dont parle l’oraison. La question de l’art sacré n’est donc pas de savoir si on attend d’un artiste qu’il soit un « bon catho » ou « quelqu’un de bien, comme il faut », mais qu’il se sache pécheur et qu’il mette sa Foi en Jésus.
Avoir confiance
Certes, la contemplation des mystères de la Foi, même par un artiste chrétien, est partielle et imparfaite. Partielle, car l’homme n’est pas en mesure de contempler Dieu et son amour dans son entièreté, il n’est pas taillé à cette mesure infinie ; imparfaite car nous ne pouvons toujours que dénaturer un peu les mystères de la Foi, à cause de nos péchés, de notre tendance à pactiser avec la laideur. Mais il n’y a pas à s’inquiéter de cela, il convient d’avoir confiance dans la confiance que Dieu a en nous : un prêtre, s’il attendait de contempler parfaitement les mystères de Dieu pour prêcher, ne s’y mettrait jamais. Cependant, il est souhaitable qu’il prie et qu’une certaine crainte sacrée l’anime chaque fois qu’il s’apprête à parler de Dieu et au nom du Christ.
La grâce de Dieu
N’en est-il pas de même pour un peintre avant de représenter le visage du Christ ? Ou pour un architecte, avant de donner forme au lieu où Dieu va se tenir présent ? L’art sacré est une prédication, c’est ainsi que l’entendait le frère prêcheur Fra Angelico, mais aussi un Bach, et tant d’autres. Ne serait-on pas étonné ou inquiet qu’un prêtre qui a perdu la Foi fasse encore des homélies ?
Néanmoins, qu’en est-il des chefs-d’œuvre produits par des artistes sans Foi, ou notoirement pécheurs ? Dieu tire du bien de notre péché, cela vaut pour tout le monde. Mais c’est la grâce de Dieu, qui souffle où elle veut, qui opère ce miracle de transformation, ce n’est pas par sa propre « vertu » que le péché ou l’absence de Foi a opéré ces chefs-d’œuvre. Il faut donc croire que ces artistes de génie, comme le dit Dom Clément Jacob dans L’Art et la Grâce, ont fait d’authentiques œuvres dans la mesure où ils ont, dans le secret de leur âme, laissé la grâce de Dieu les toucher. Et s’ils s’étaient plus tournés encore vers Dieu, gageons que leurs ouvrages posséderaient un surcroît de qualité.
Enfin, plaçons-nous du point de vue de celui qui bénéficie de l’œuvre. Car l’art est un service, et l’artiste un serviteur. Celui qui cherche Dieu, celui qui veut le prier en entrant dans l’église, et cherche à être aidé dans sa quête par le monde sensible des sons, des formes et des couleurs, cherche à rencontrer Dieu, et non pas un homme qu’on nomme « artiste ». Ce dernier a le devoir d’adopter au moins l’attitude de saint Jean-Baptiste : « Il faut que le Christ croisse et que moi je diminue. » Le rôle de l’artiste est de présenter Jésus aux autres, pas de se présenter. D’où la tradition selon laquelle une œuvre d’art sacrée n’est pas signée.
Une intention droite
L’idéal semble donc que l’auteur d’une œuvre d’art sacrée ait la Foi. Mais s’il n’y a pas assez d’artistes croyants, ou si ces derniers sont médiocres ? Quel minimum peut-on exiger d’un artiste qui n’aurait pas la Foi ? Cherchons une réponse dans une analogie : même si un prêtre n’a pas la Foi, les sacrements qu’il célèbre peuvent néanmoins être valides, à plusieurs conditions : qu’il respecte les rites fondamentaux, et qu’il ait l’intention de faire ce que veut l’Église, même s’il n’y croit pas personnellement.
De même, le minimum exigé d’un artiste pour qu’il traite de sujets religieux pourrait être qu’il connaisse bien la Foi catholique et veuille réellement transmettre le contenu de cette Foi, même s’il a personnellement du mal à y croire. Attitude qui témoignerait d’ailleurs d’un grand respect.