Quand ils veulent contester la divinité du Christ, les théologiens musulmans ont coutume d’arguer du fait que Jésus priait. Or, disent-ils, si Jésus était divin, quel besoin aurait-il eu de prier ? S’il le faisait, c’est qu’il n’était qu’un homme. Un grand prophète, sans doute, mais sûrement pas Dieu.
Cette objection n’est pas sans intérêt. Elle est d’ailleurs examinée par saint Thomas d’Aquin dans la Somme théologique (IIIa, 21, 1 obj. 1), qui mentionne trois raisons pour lesquelles on peut, de prime abord, estimer étrange que le Fils de Dieu ait eu besoin de prier.
Il y passait des nuits entières
En premier lieu, si le Christ est Dieu, il est tout-puissant ; il ne semble donc pas convenant qu’il demande de l’aide à qui que ce soit. Ensuite, personne ne prie pour l’avènement de choses qu’il sait de science certaine devoir advenir : « On ne prie pas pour que le soleil se lève demain », résume saint Thomas. Or, si le Christ est Dieu, il est omniscient ; il n’a donc pas besoin de prier pour l’avènement de ceci ou de cela. Enfin, si le Christ est Dieu, il n’a pas besoin de s’élever à Dieu par la prière, puisqu’il est toujours parfaitement présent à lui-même.
Une solution simple à cette difficulté serait de répondre que Jésus n’a pas vraiment prié, qu’il faisait semblant, ou qu’il priait en un sens atténué, un peu comme on se donne du courage en se parlant à soi-même. Mais l’Écriture ne nous laisse pas cette possibilité. Car il est particulièrement clair, à lire les évangélistes, que Jésus priait vraiment. Il y passait des nuits entières (Lc 6, 12), non seulement dans la louange, la bénédiction, l’action de grâce, mais aussi dans la demande et la supplication. À Gethsémani, Jésus n’a pas joué la comédie. Mais alors pourquoi ?
Une âme humaine complète
La réponse, c’est l’Incarnation. Dans l’Évangile, Jésus affirme en effet non seulement sa pleine divinité mais aussi sa pleine humanité. Cela signifie que le Fils, le Verbe éternel, n’est pas venu se loger dans un corps humain réduit à une simple carcasse fonctionnelle, qu’il aurait habité sans réellement s’humaniser, à la façon « d’un pilote en son navire » (Descartes). Il a assumé une âme humaine complète, dotée d’une sensibilité, d’une affectivité, d’une intelligence et d’une volonté proprement humaines. « S’il n’y avait eu dans le Christ, écrit saint Thomas, qu’une seule volonté, la divine, prier ne lui conviendrait en aucune manière, car la volonté divine est par elle-même réalisatrice de ce qu’elle veut. Mais puisque le Christ a deux volontés, l’une divine, l’autre humaine, et que sa volonté humaine n’est pas efficace par elle-même pour réaliser ce qu’elle veut, il s’ensuit que, selon qu’il est homme, ayant une volonté humaine, il convient au Christ de prier. »
Il est bien sûr très difficile de se figurer la vie psychique du Christ. Risquons tout de même quelques mots. Jésus ne souffrait pas d’un dédoublement de la personnalité. Il n’y avait en lui qu’une personne, la personne du Fils. Mais il était travaillé par deux volontés. Par sa volonté divine, qui constituait en quelque sorte l’arrière-fond de sa conscience – un peu à la façon de notre conscience morale, qui est parfois enfouie ou voilée, mais toujours présente – il était en permanence uni au Père. Par sa volonté humaine, qui tenait si l’on peut dire le devant de la scène, il vivait une vie normale, animée de toutes sortes de désirs, d’émotions, de mouvements spontanés. C’est pourquoi il avait, en tant qu’homme, besoin de prier, pour s’unir au Père, pour le louer, pour lui rendre grâce, mais aussi pour lui faire part de ses souffrances, de ses désirs, et même pour le supplier.
C’est par excellence ce que l’on voit à l’agonie sur le mont des Oliviers (Lc 22, 42) : « Et s’étant un peu avancé, il tomba sur sa face, priant et disant : “Mon Père, s’il est possible, que ce calice s’éloigne de moi ! Cependant non pas comme je veux, mais comme tu veux !” » La volonté humaine du Christ regimbe un instant puis s’accorde à sa volonté divine, qui est la même que celle du Père. Ce que le Catéchisme commente en ces termes : « La prière de Jésus avant les événements du salut que le Père lui demande d’accomplir est une remise, humble et confiante, de sa volonté humaine à la volonté aimante du Père » (§ 2600). C’est là le cœur du Salut, son opération fondamentale : l’acquiescement de la volonté humaine à la volonté divine, l’une et l’autre portées par la Personne du Fils.
Se placer devant Dieu de la manière la plus juste
Il n’est donc pas contradictoire avec la divinité de Jésus de prier : tout simplement parce que le divin Fils s’est réellement uni à la nature humaine, pour partager notre vie. Certes, le Christ demeure tout-puissant, omniscient et substantiellement uni au Père, mais l’on peut penser que ses attributs divins, sans être jamais abandonnés, ont été par moments comme voilés dans son subconscient par le mouvement d’auto-anéantissement de l’Incarnation – ce que les théologiens nomment la « kénose ».
Ce faisant, le Christ nous a donné l’exemple de la prière parfaite : elle ne vise pas à informer Dieu de quoi que ce soit, puisqu’il est déjà au courant ; son but est plutôt de nous mettre en présence de Dieu, de nous placer devant lui de la manière la plus juste, et de lui demander, dans des mots parfois maladroits, et selon l’idée que nous nous en faisons, de faire notre bien. Ainsi Jésus a demandé de ne pas boire le calice, et d’avoir la vie sauve, tout en acceptant de donner sa vie, selon la volonté de Dieu ; moyennant quoi Dieu l’a exaucé au centuple, en le ressuscitant.
« C’est lui qui, dans les jours de sa chair, ayant présenté avec de grands cris et avec larmes des prières et des supplications à celui qui pouvait le sauver de la mort, et ayant été exaucé à cause de sa piété, a appris, bien qu’il fût Fils, l’obéissance par les choses qu’il a souffertes, et qui, après avoir été élevé à la perfection, est devenu pour tous ceux qui lui obéissent l’auteur d’un salut éternel, Dieu l’ayant déclaré souverain sacrificateur selon l’ordre de Melchisédek » (Hébreux 5, 7-9).
Pour aller plus loin :
- La France et le cœur de Jésus et Marie
- Le défi du développement des peuples et le pacte de Marrakech - la fuite en avant des Nations Unies
- SYRIE : ENTRE CONFLITS ARMES ET DIALOGUE INTERNE
- LA « MODERNITÉ » : UN CENTENAIRE OUBLIÉ
- Dénoncer les abus sectaires dans la vie consacrée et passer l’épreuve en union au Christ Epoux