L’histoire du christianisme au Japon est à nulle autre pareille, tant par la rapidité de la première évangélisation par saint François-Xavier, que par la cruauté de la persécution qui prit bientôt le relais. Cette dernière fut suivie par un renfermement du pays sur lui-même jusqu’au milieu du XIXe siècle. Cet empire impénétrable semblait avoir ainsi réglé définitivement l’implantation de la religion étrangère sur son sol. Pourtant, des communautés catholiques entières survécurent en cachette pendant plus de deux siècles et se transmirent l’héritage religieux légué par les missionnaires jésuites, ceci sans prêtres, sans hiérarchie, sans aucun contact avec l’extérieur, et dans un danger perpétuel d’être découvertes et anéanties. Ainsi résistèrent dans l’ombre les kakure kirishitan, les « chrétiens cachés ».
Après l’édit de Suden en 1614, promulgué par Tokugawa Iesayu, interdisant définitivement le christianisme, se multiplièrent des tortures et des exécutions très raffinées par leur cruauté. Afin de ne laisser s’échapper aucun poisson de la nasse, les autorités mirent en place, dans les régions chrétiennes, le piétinement des images de la Très Sainte Vierge ou de la Passion du Christ par tous les habitants. Les chrétiens se protégèrent alors, pour survivre dans leur foi sans apostasier, en développant des rites pénitentiels. Ils vécurent ainsi jusqu’en 1858, date de la signature de traités avec les pays occidentaux, et même jusqu’en 1873, année de la disparition des panneaux (kosatsu) plantés à l’entrée de chaque ville et village pour interdire le christianisme et pour inviter à la délation.
Oraison silencieuse
Lorsque les missionnaires furent exterminés ou durent fuir le pays, leur dernier souci fut de donner aux chrétiens dont ils avaient la charge des armes spirituelles, non seulement pour traverser les persécutions du moment, mais aussi et surtout pour leur permettre de se maintenir dans la vraie foi et de la transmettre à leurs enfants, sans pour autant, bien sûr, imaginer que les fidèles n’auraient plus aucun contact avec l’Église officielle et hiérarchique pendant plus de deux siècles.
La plupart des chrétiens qui traversèrent ainsi l’acharnement des destructeurs se réfugièrent notamment sur l’île de Hirado et dans l’archipel Goto, non loin de Nagasaki qui fut la ville catholique du Japon. Tout Japonais eut alors l’obligation de s’enregistrer auprès d’un temple bouddhiste, mais les chrétiens cachés donnèrent le change, y compris dans les objets de piété : les statues bouddhistes dissimulaient des symboles chrétiens, comme Maria Kannon, en fait représentation de la Sainte Vierge avec une croix dans le dos et un poisson – le Christ – dans un panier. Peu à peu, sans prêtres, ils s’organisèrent pour baptiser leurs enfants, pour leur enseigner un rudiment de catéchisme et les quelques prières reçues en héritage des missionnaires. Ces petites communautés choisirent des anciens, chokata, à mettre à leur tête.
Aujourd’hui, en très petit nombre, peut-être mille, les descendants des chrétiens cachés qui refusèrent de rejoindre l’Église catholique lorsque cette dernière put se réimplanter au Japon, perpétuent leurs traditions dans le secret, mêlant culte des ancêtres, pratiques shinto-bouddhiques et exercices de piété à la saveur chrétienne. Ils continuent de prier du bout des lèvres, en silence, par petits groupes discrets, parfois dans la nature, sur des lieux où furent martyrisés leurs ancêtres. Leurs oraisons, orasho – du latin oratio –, sont composées dans un japonais mêlé de latin et de portugais. Ils prient le chapelet sur leurs doigts, par habitude de la peur de la persécution. D’ailleurs, certains qui sortirent de l’ombre au moment de la réouverture du pays à l’Occident, périrent martyrisés en 1867, lorsque plusieurs milliers de catholiques furent pour la dernière fois, torturés et massacrés.
Un des épisodes les plus étonnants de l’histoire des chrétiens cachés est leur rencontre avec l’Église catholique revenue sur les terres japonaises au XIXe siècle. Les Missions étrangères de Paris prirent alors la succession des jésuites du XVIe siècle. Monsieur – le Père – Bernard Petitjean construisit une église, toujours en place, à Nagasaki. Cette église d’Oura – qui échappa miraculeusement à la destruction lors de l’explosion atomique de 1945 – fut remarquée par des chrétiens cachés grâce à la croix surplombant le clocher.
Dévotion à la Vierge
Ceux-ci s’étaient transmis, de génération en génération, des informations précises pour savoir si un prêtre était catholique ou non, grâce aux jésuites qui n’avaient cessé de lutter contre l’hérésie protestante. Ils savaient qu’ils devaient vérifier l’attachement à Rome, la dévotion envers la Très Sainte Vierge et le célibat ecclésiastique. Tout d’abord, ils entrèrent dans un lieu de culte anglican et, y rencontrant la femme du pasteur, ils rebroussèrent chemin. En revanche, découvrant la statue de la Vierge dans l’église d’Oura, ils surent qu’ils étaient de nouveau au bercail, d’autant plus que le Père Petitjean, qui deviendra le premier évêque de l’Église catholique refondée au Japon, leur précisa que les prêtres étaient bien célibataires. Ils firent connaître l’opuscule qui avait maintenu leur foi et nourri leur doctrine, le Traité de la Contrition, rédigé en 1603 par le jésuite Luis Cerqueira, alors évêque de Nagasaki, ouvrage dans lequel l’auteur, de façon prémonitoire, définissait une théologie pénitentielle non sacramentelle particulièrement bien adaptée à la clandestinité. La plupart de ces chrétiens cachés réintégrèrent l’Église reconstituée, sauf quelques invincibles, méfiants et parfois rejetés par leurs condisciples leur reprochant de mêler des pratiques païennes à leurs dévotions chrétiennes.
Ces ultimes chrétiens cachés poursuivent leur culte devant deux autels domestiques, l’un pour les ancêtres, l’autre pour la Révélation chrétienne. Ils conservent précieusement d’insignes reliques, transmises à travers les siècles : reliques des vingt-six premiers martyrs crucifiés à Nagasaki en 1597, médailles de saint François-Xavier, rouleaux de prières catholiques du XVIIe siècle, calendriers solaires de la même époque, statues bouddhiques dissimulant des symboles chrétiens, etc. Impressionnante épopée, unique dans l’histoire du christianisme !
Le Père Petitjean écrira en 1865 à propos de ces catholiques surgissant de l’ombre : « Il est étonnant de trouver parmi eux tant de connaissances des mystères de notre Sainte Foi. Ils comprennent aussi bien que beaucoup de nos catholiques de France la faute originelle, les mystères de la sainte Trinité, Incarnation, Rédemption. Ils comprennent aussi les commandements de Dieu et les mettent en pratique » (Lettre au P. Albrand, 17 septembre 1865).
Au-delà de l’admiration qu’une telle fidélité fait naître, nous devrions aussi éprouver de la honte en constatant combien tiède est la foi lorsqu’elle s’habitue à ne vivre que dans un environnement sans danger. Cette page glorieuse de l’Église est peut-être aussi un signe pour l’avenir, tandis que la haine contre la vraie foi ne cesse de grandir. La résistance des chrétiens cachés continuera à porter du fruit.