Dans les années 1920 et 1930 puis, plus tard, à la fin des années 1950, le Padre Pio fut en butte aux tracasseries de ses supérieurs. Certains doutaient de sa sincérité, d’autres de sa santé mentale, d’autres encore le calomniaient par jalousie ; enfin le Saint-Office, en 1931, pour des raisons mal démêlées, alla jusqu’à lui interdire toute célébration publique de la messe et tout contact avec un capucin extérieur à son couvent.
Voilà, dira-t-on, ce qui s’appelle « souffrir par l’Église » ! Mais comment une telle chose est-elle possible ? Que veut dire exactement cette expression ? Comment un bon chrétien pourrait-il souffrir des agissements de l’Église, en être pour ainsi dire la victime ? Pour ne pas s’égarer, il convient de distinguer ici deux sens du mot « Église ».
Des âmes blessées
Si l’on entend par ce mot l’institution humaine, composée d’hommes faillibles et porteurs des traces du péché originel, alors il est tristement évident que l’Église n’a pas manqué, au cours des siècles, de faire souffrir des fidèles chrétiens. De la pornocratie pontificale du Xe siècle aux déviances du XXe siècle, en passant par les excès de l’Inquisition, le Grand Schisme et le népotisme des Borgia, l’institution ecclésiale, par ses membres déficients, a causé de grands dommages et blessé bien des âmes. Lorsque des brebis ont ainsi à pâtir de mauvais bergers, pervers ou démissionnaires, qu’elles sont brutalisées, humiliées, abandonnées par ces pasteurs indignes, on peut dire qu’elles souffrent par l’Église, à la stricte condition d’entendre par là tout ce qu’il y a d’humain et de trop humain dans l’institution. Il est certain qu’un grand nombre des vexations endurées par le Padre Pio, sinon toutes, relèvent de cette catégorie.
Si maintenant, on entend par « Église » l’institution divine, infaillible, le Corps mystique, « Jésus-Christ répandu et communiqué » (Bossuet, Pensées chrétiennes et morales), alors souffrir par l’Église a un tout autre sens. Tandis que les souffrances infligées par les mauvais pasteurs sont illégitimes et scandaleuses, celles que peuvent causer la discipline régulière, les décisions conservatoires, les mesures de prudence prises par l’autorité légitime sont justes et salutaires.
Il arrive en effet que notre orgueil, notre confort, notre certitude d’être dans le vrai, soient rabattus avec quelque rudesse par les décisions de l’Église. Le Père Clérissac, directeur spirituel du jeune Maritain, écrivait : « “Souffrir par l’Église” : s’il y a quelque vérité dans cette parole, c’est que nous avons parfois besoin d’être traités fortement, d’être tenus dans l’ombre, le silence et toutes les apparences de la disgrâce » (Le Mystère de l’Église, 1918, p. 178). Osera-t-on dire que le Padre Pio a souffert par l’Église en ce sens-là de l’expression ? Je ne m’y risquerai pas, mais on peut au moins le concevoir.
Vertu d’obéissance
Il est même possible, à vrai dire, que Padre Pio se soit représenté les tracasseries qu’il subissait comme des épreuves, sinon positivement voulues, du moins permises par Dieu qui savait qu’il pourrait en tirer un plus grand bien. C’est ainsi, sans doute, que la vertu d’obéissance, qui était grande chez le capucin de San Giovanni Rotondo, peut être comprise dans les cas extrêmes, qui la rapprochent de la vertu d’obéissance du Christ dans sa Passion : quand le mal se déchaîne, et qu’on s’y soumet, on peut encore le faire dans un esprit d’obéissance. Non parce que le mal serait, en fait, une bonne chose – à Dieu ne plaise ! – mais parce que Dieu ne l’ayant pas empêché, on a confiance dans le fait qu’il s’inscrit d’une manière ou d’une autre dans le plan de la Providence.
Évidemment, la distinction entre l’humain et le divin dans l’Église ne suffit pas à trancher toutes les situations ; il faut, dans certains cas, beaucoup de discernement pour déterminer si une souffrance est le fruit d’une pure injustice contre laquelle il est légitime de se révolter, ou d’une mortification qu’il faut accepter de bon cœur. Une chose est sûre : quand l’Église humaine fait injustement souffrir des âmes, elle fait par là même souffrir l’Église divine, et c’est alors le Corps mystique du Christ qui souffre avec elles. En ce sens, les gens qui souffrent par les hommes d’Église, souffrent pour l’Église de Jésus-Christ. Et les mots de Jeanne d’Arc résonnent dans l’éternité : « Évêque, c’est par toi que je meurs. »
Ne pas abandonner sa mère
Il n’est pas rare que ceux qui souffrent par les hommes d’Église aient la tentation, très compréhensible, de quitter l’Église – une, sainte, catholique et apostolique – pour rejoindre les évangéliques ou l’orthodoxie. Mais l’Église n’est pas une association, ni un parti politique, ni une entreprise. Quand l’idée nous prend de quitter l’Église, parce que les hérésies de certains prélats nous scandalisent, parce que les abus nous font horreur, luttons contre cette tentation en nous rappelant que l’Église est divine et que, comme telle, elle est la victime de tous ces membres indignes qui la défigurent. La quitter, ce serait comme quitter sa mère au moment où elle est attaquée, en l’abandonnant aux hérétiques et aux pervers qui l’assaillent de l’intérieur !