Des grands épisodes de l’histoire biblique, le péché d’Adam et Ève est sans doute le moins crédible aux yeux du monde moderne. Depuis plus d’un siècle, les premiers chapitres de la Genèse ont été passés à la paille de fer de la « démythologisation » et à l’acide de la théorie de l’évolution. Pourtant, même après ce traitement très rude, il reste quelque chose du dogme du péché originel. Quoi ? L’essentiel. Voyons cela.
Une réalité métaphysique
D’abord, la paille de fer. Il ne faut pas la craindre. L’étude des genres littéraires, appliquée à la Genèse, apprend que le récit du péché originel ne relève pas du reportage mais de ce que les experts nomment la « mytho-histoire », c’est-à-dire d’une mise en forme symbolique d’une réalité d’ordre moral et métaphysique. Les six jours calendaires de la Création, le serpent qui parle, l’arbre au milieu du jardin, le fruit défendu sont des figurations. Les fidèles chrétiens ne sont pas censés croire qu’un certain reptile, jadis pourvu de pattes, a tenu une conversation avec les premiers humains.
Ensuite, l’acide – en l’occurrence, la théorie de l’évolution des espèces, qui est bien plus qu’une hypothèse. Elle nous apprend que les humains ne sont pas apparus d’un coup sur la Terre, à l’âge adulte, mais qu’ils sont le fruit d’une lente évolution génétique, à partir des premiers organismes vivants. Sur le plan physique, il est donc exclu que nos premiers parents aient eu l’allure d’athlètes propres et épilés qu’on leur voit sur les tableaux du Louvre – il s’agissait plutôt de braves hommes de Cro-Magnon… Mais alors, que reste-t-il ?
Le noyau solide, qui résiste aux détergents, c’est l’idée selon laquelle les premiers humains ont d’emblée rompu avec la possibilité, qui leur était offerte, d’une relation harmonieuse avec le Créateur et la Création. Ce que la théologie nomme la « justice originelle », l’amitié avec Dieu, l’intégrité de notre nature, tout cela était accessible à notre liberté ; mais dès le début, le mal moral – qui n’avait rien de nécessaire – a fait son entrée dans le monde. Les premiers hominidés à être vraiment des hommes « à l’image de Dieu », c’est-à-dire conscients et libres, ont fait un usage désordonné de leur liberté en s’arrogeant le droit de déterminer eux-mêmes le bien et le mal. C’est le sens que l’Église donne au « fruit défendu ». Saint Thomas d’Aquin résume la chose de façon lumineuse : « L’homme voulut, par sa propre volonté, se fixer à lui-même ce qu’il était bon et ce qu’il était mauvais de faire » (IIa-IIae 163, 2).