Il y a quinze jours, dans cette chronique, j’évoquais l’importance qu’avait eue, au XIXe siècle, la publication du Génie du christianisme. Face au spectacle du champ de ruines causé par la Révolution, Chateaubriand avait voulu faire retentir toutes les harmoniques d’une religion qui avait su porter l’humanité sur les cimes de l’art et de l’intelligence.
En cette période de déchristianisation, on pourrait sans doute espérer d’autres essais apologétiques, ne serait-ce que pour sortir notre monde de son abîme d’ignorance. En prend-on la voie ? J’ai l’impression que l’on s’en éloignerait plutôt, en se perdant dans des querelles ecclésiales où, sous prétexte de lutter contre le cléricalisme, on attise les convoitises du pouvoir. Le Père de Lubac avait déjà prévenu la tentation d’attribuer les faiblesses de l’Église à sa constitution juridique plutôt qu’aux défaillances de ceux qui la composent. Et d’inviter à revenir intensément au mystère que constitue cette Église.
Conduire l’intelligence
Pour cela, il y a bien sûr différentes voies. Celle choisie par Rémi Brague dans son dernier essai, À chacun selon ses besoins, se signale par sa rigueur intellectuelle et sa façon d’aller au cœur du sujet, qui est tout de même Dieu et l’Église, dont la seule mission est de nous faire accéder à Lui.
En philosophe attentif à la rigueur du concept, il est loin des procédés de l’enchanteur pour séduire, mais sa façon de conduire l’intelligence à comprendre exactement en quoi consiste la Providence divine a cet avantage majeur de nous libérer des erreurs et des contresens pour viser le fond des choses. C’est-à-dire la découverte du « Dieu personnel de la Bible qui fait alliance avec son peuple » et se révèle « comme le Père de Jésus Christ ».
En quoi consiste la Providence ?
Mais avant d’arriver là, il convient, grâce à la patristique, à saint Thomas d’Aquin, mais aussi à tous ceux qui ont balisé l’histoire de la pensée en faisant les distinctions judicieuses, de bien comprendre en quoi consiste cette Providence, c’est-à-dire la relation que Dieu entretient avec le monde.
Les Pères de l’Église parlaient à ce propos d’économie, au sens où, après l’acte créateur, Dieu demeure en relation avec la Création. En une formule unique, dont il développe la logique tout au long de son essai, Rémi Brague nous livre la clé de cette relation : la Providence divine ne consiste qu’à « offrir à chacun selon ses besoins ». Ce qui va à l’encontre du préjugé le plus commun selon lequel cette Providence ne consisterait qu’à intervenir pour remédier aux défaillances du cosmos et de l’humanité tels qu’ils vont.
Or, il s’agit précisément du contraire. Dieu a créé toutes choses de telle façon qu’elles portent en elles leur propre suffisance, sans qu’il soit besoin d’intervention supplémentaire pour rétablir l’ordre.
La Providence a fait don d’une nature propre aux plus humbles créatures. Avec l’homme, on franchit un degré qui fait émerger la liberté et la recherche d’un bien qui est très au-delà des aménités de l’existence. Ce qui ouvre la réflexion à un degré supérieur. Saint Thomas établissait une distinction entre le revelatum et le revelabile, c’est-à-dire ce qui relève de la Révélation divine proprement dite et ce qui relève de l’exercice de la simple raison humaine. Justement, ce qui concerne la Création s’inscrit dans cet ordre de la raison. Mais l’ordre surnaturel nous fait franchir un degré très supérieur, avec la survenue d’un Dieu incarné, celui qui a fait alliance avec l’humanité, et, qui plus encore, nous fait participer de sa propre vie, ne serait-ce que par le banquet eucharistique. Cette Révélation suppose un préalable, en l’espèce, une juste pensée de la Création. Ce qui est accessible à l’intelligence appelle la Révélation.
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À chacun selon ses besoins. Petit traité d’économie divine, Rémi Brague, Flammarion, 224 p., 20 €.