Le procès en béatification du cardinal Henri de Lubac est désormais ouvert. Voilà qui oblige à considérer un des grands théologiens contemporains sous l’aspect de « l’héroïcité de ses vertus ». Pour la première fois de ma vie, j’ai été ainsi amené à témoigner de mes rencontres avec lui, entre son cardinalat et sa mort. C’est une démarche un peu impressionnante qui commence par « le serment sur les saints évangiles ».
Avais-je le sentiment de côtoyer un saint lors des longues conversations que j’eus avec lui, même après son accident cérébral de 1987 ? Peut-être pas. Mais c’est bien un religieux, un vrai fils de saint Ignace qui se présentait à moi, en toute cordialité et sans jamais m’écraser de son évidente supériorité. J’avais conscience des épreuves qu’il avait traversées depuis la Première Guerre mondiale, où il avait été gravement blessé à la tête par un éclat d’obus.
« Surnaturel »
Je devinais à quel point cette blessure l’avait affecté, l’obligeant à de longues périodes de repos et à une immobilité forcée. Immobilité qui lui avait tout de même permis d’absorber une énorme somme de connaissances, faisant de lui un incomparable explorateur de toute la tradition chrétienne. Dans ses derniers jours, il avait à son chevet une photo de Newman, son prédécesseur du siècle précédent, auquel il ressemblait par bien des traits. Mais les épreuves morales s’étaient ajoutées aux épreuves physiques.
La première concerne la persécution dont il fut l’objet à la suite de la publication de son grand ouvrage intitulé Surnaturel (1945).
On attendait depuis longtemps une relation précise de cette période où le religieux connut un moment d’exil et la suppression de ses cours dispensés à Lyon. C’est chose faite désormais, à la suite de la publication du troisième tome de sa biographie par les soins de Marie-Gabrielle Lemaire. Troisième tome paru après le quatrième, du fait sans doute de la difficulté de la tâche. À l’origine de ce projet considérable, on doit rappeler le souvenir du Père Georges Chantraine, jésuite de Namur en Belgique, qui avait bien connu le Père de Lubac et avait même été son éditeur. Mais sa mort interrompit la rédaction de l’œuvre. C’est Marie-Gabrielle Lemaire, que ses compétences en théologie destinaient à pareille tâche, qui devait prendre le relais.
Pour pouvoir en rendre compte avec exactitude, il faudrait entrer au cœur de la réflexion du théologien qui, avec cette notion de surnaturel, dont il a étudié toute l’histoire et les fondements, nous renvoie au secret même de la relation de l’homme avec Dieu.
Si, selon l’affirmation de la Genèse, Dieu a créé l’homme à son image, ce dernier doit nécessairement être en relation avec elle. « C’est une “image”, c’est une “empreinte”, c’est un “sceau”. C’est la marque de Dieu sur nous. Nous ne la fabriquons pas, nous ne l’empruntons pas au-dehors : elle est en nous, en nous si misérables ; elle est nous-mêmes. Antérieure à toute opération intellectuelle ou volontaire, notre initiative n’y est pour rien… » (Sur les chemins de Dieu, première édition, Montaigne, 1956).
Une orthodoxie suspectée
Cette réflexion approfondie fut l’objet d’une contestation des plus vives. On suspectait l’orthodoxie de l’auteur, en mettant en procès ce qu’on appelait « nouvelle théologie » ou encore « école de Fourvière ». Le Père de Lubac s’est toujours insurgé contre ces formules car il n’entendait en rien innover ou fonder même une école. Il n’empêche que la campagne menée notamment par des théologiens proches du Saint-Office paralysa les supérieurs de l’auteur de Surnaturel. Sans jamais porter de condamnation directe de sa pensée, le général de la Compagnie interdit la diffusion des livres de l’intéressé et s’opposa même au fait qu’il puisse se défendre publiquement face à ses accusateurs.
Marie-Gabrielle Lemaire montre, documents à l’appui, combien le Père de Lubac fut héroïque dans cette épreuve. Ne voulant jamais désobéir à ses supérieurs tout en restant ferme sur la véracité de ses convictions. L’épreuve prit fin avec la décision de Jean XXIII de le nommer à la commission théologique préparatoire au concile. Mais cette part de biographie pèsera, je crois, très lourd, en faveur de la cause d’Henri de Lubac.
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Henri de Lubac, tome 3. Enseignement et désert (1930-1960), Marie-Gabrielle Lemaire, Éditions du Cerf. , 854 p., 39 €.