«Une religion pour le peuple » ? On connaît l’expression méprisante de Voltaire, signifiant qu’il fallait une sorte de garde-fou moral au bas peuple, sous peine de débordements et de désordres. Mais on peut aussi interroger cette expression autrement, en ce qui concerne le christianisme. Jésus est-il venu pour annoncer la Bonne Nouvelle à un petit nombre choisi et privilégié, ou a-t-il voulu s’adresser au plus grand nombre ?
« Aux confins de la terre »
Certaines expressions de l’Évangile sembleraient plaider en faveur d’un petit troupeau fervent au cœur de masses indifférentes ou hostiles : « N’aie pas peur, petit troupeau ! Car il a plu à votre Père de vous donner le royaume » (Lc 12, 32). Mais par ailleurs, il est impossible d’ignorer la volonté du Christ de s’adresser aux foules. Des foules dont il a pitié : « Jésus gagna les bords du lac de Galilée, il gravit la montagne et s’assit. De grandes foules vinrent à lui, avec des boiteux, des aveugles, des estropiés, des muets, et beaucoup d’autres infirmes ; on les déposa à ses pieds et il les guérit. Alors la foule était dans l’admiration et voyant des muets parler, des estropiés guérir, des boiteux marcher, des aveugles retrouver la vue, ils rendirent gloire au Dieu d’Israël » (Mt 15, 29-31).
Jésus a donc prêché au peuple tout entier, et les exégètes expliquent qu’il faut entendre par là qu’il ne s’agit pas seulement d’une multitude rassemblée en un lieu, mais du peuple d’Israël tout entier et même de l’humanité entière. Toutefois, il est certain aussi qu’un groupe privilégié de disciples et de saintes femmes est l’objet d’une attention plus particulière et d’un enseignement plus précis. Ce n’est nullement afin qu’ils gardent pour eux ce trésor. Comme le précise à son article « Foule » le Dictionnaire Jésus de l’École biblique de Jérusalem : « Les disciples sont les pasteurs que Jésus a choisis et formés pour conduire ces foules qui “errent comme des brebis qui n’ont pas de berger” (Mt 9, 36). À eux revient la tâche de transmettre aux foules ce que Jésus a enseigné et de les nourrir du pain qu’il a multiplié, afin de faire de toutes les nations des disciples. » Le même dictionnaire évalue aussi la densité des foules qui se rendent à Jérusalem pour la Pâque. De 300 000 à 500 000 personnes !
C’est donc pour s’adresser au plus grand nombre que Jésus accomplissait sa montée vers la Ville sainte. Nous sommes loin d’un choix en faveur de la seule minorité qui l’entoure. Et l’on ne saurait oublier l’ordre donné au moment de l’Ascension : « Vous serez mes témoins à Jérusalem, dans toute la Judée et la Samarie et jusqu’aux confins de la terre » (Actes 1, 8).
Orientations pastorales
L’évangélisation du monde commence donc dès la Pentecôte, avec la réception de l’Esprit Saint. Et elle s’accomplira sur des modes très divers, en fonction des civilisations et des cultures, de siècle en siècle. Impossible même d’évoquer cette histoire aux multiples rebondissements. Il s’agit de franchir quelque vingt siècles pour en venir aux problèmes d’aujourd’hui. Les dernières statistiques publiées font état de la poursuite d’un mouvement de déchristianisation sensible depuis la décennie 1960 et sur lequel il convient de prêter une attention toute particulière pour comprendre ce qui nous est arrivé. Et de ce point de vue, on est bien obligé de remarquer que ce qui manque à l’appel, ce sont bien ces foules que Jésus appelait à lui. Tout un catholicisme populaire a disparu, s’est en quelque sorte volatilisé.
Il est sûrement impossible de discerner une cause unique à ce phénomène. On peut parler globalement d’un changement de civilisation avec ce que le sociologue Henri Mendras a appelé « la fin des paysans » (1967). On peut évoquer une mutation culturelle avec l’avènement de la télévision qui joue aussi sur les modes de vie et les représentations.
Mais on est bien contraint de s’interroger sur les orientations pastorales d’une Église post-conciliaire qui a affirmé sa volonté de se rapprocher avec le monde moderne. Ce fut notamment l’objet de la constitution conciliaire Gaudium et spes, dont on peut légitimement se demander si son diagnostic sociologique correspondait réellement à la réalité du temps et notamment à la logique individualiste qui allait marquer l’évolution du monde développé. Sans doute y a-t-il de la part de clercs et des militants de cette période une volonté d’affronter les enjeux contemporains. Mais force est de se souvenir des glissements idéologiques qui vont porter beaucoup vers la fascination pour le communisme.
Un religieux de l’ordre de saint Dominique, le Père Serge Bonnet, s’est insurgé sur le moment contre une dévalorisation de la religion populaire. Seuls comptaient alors les militants qui étaient les seuls chrétiens authentiques. Il convenait donc de purifier la foi de toute religiosité populaire qui l’affadissait et la trahissait. Sans doute y avait-il un certain mimétisme par rapport au parti communiste qui séduisait alors l’intelligentsia catholique. Oui, mais remarquait le Père Bonnet, il n’y avait pas seulement les militants communistes, il y avait tout un milieu populaire sans lequel le communisme était réduit à peu de choses.
« Clergé socioculturel »
Il en va de même du peuple catholique, celui qui ne fréquente l’Église que lors des grandes fêtes et des grands événements de la vie. Il serait gravement dommageable de se priver de ce peuple. Ce qui est le cas lorsqu’on filtre trop sévèrement l’accès des nouveau-nés au baptême et lorsqu’on veut supprimer la communion solennelle qui est pour les braves gens l’occasion d’une fête familiale qu’on juge païenne avec mépris.
Un demi-siècle après, le souvenir de cette controverse s’est estompé ; mais les historiens auraient intérêt à établir un bilan. Le Père Bonnet se retrouvait très seul face à ce qu’il appelait tout un clergé socioculturel. On était face à une nébuleuse idéologique « singulièrement nocive pour l’ensemble du catholicisme », et simplement de ceux « qui sont loin », comme on disait alors. Les lontani qu’on repoussait toujours plus loin.