Comment expliquer la formule de saint Thomas qui résume le mieux l’esprit de sa pensée : « La Grâce ne supprime pas la nature, mais la perfectionne : Gratia non tollit naturam sed perficit. » Elle revient régulièrement sous sa plume, comme une sorte d’axiome d’où se déduisent une foule de théorèmes.
Pour bien comprendre, arrêtons-nous d’abord sur la nature. Telle que Dieu l’a créée, la nature est fondamentalement bonne – « valde bona » comme dit la Genèse (1, 31). Concrètement, le fait que nous ayons un corps sexué, animé de désirs, de passions, capable de plaisir et de peine, le fait aussi que nous soyons des animaux parlants et sociaux, attachés à des communautés, tout cela est bel et bon.
Inclinations naturelles
Ne nous méprenons pas : quand saint Thomas insiste sur la foncière bonté de ce qui nous est donné à la naissance – nature vient du latin natus : « né » –, il ne faut pas en déduire qu’il approuve tout ce qui arrive du fait du déterminisme physique et que, par exemple, il ne faudrait pas lutter contre les maladies ou les calamités. Ce serait un contresens. Par « nature », il faut entendre l’essence de l’homme, animée d’inclinations indéracinables : conservation de soi, union sexuelle, génération, soin des petits, quête de justice, recherche de la vérité. D’où il suit qu’un certain nombre d’« institutions », qui favorisent l’épanouissement de ces tendances naturelles, sont intrinsèquement bonnes : la famille, l’éducation, l’association politique, etc. (Somme
théologique Ia-IIae 94, 2).
Mais les choses se compliquent : car si notre nature est noble, il se trouve que, du fait du péché, elle est affaiblie ; notre intelligence et notre volonté, en particulier, sont diminuées, obscurcies, notre cœur s’incurve sur lui-même. Bref, nous éprouvons les plus grandes difficultés à vivre à la hauteur de notre nature. L’orgueil, la vanité, la paresse spirituelle nous font tout gâcher. Nous sommes continuellement tentés de déchoir. C’est pourquoi nous avons besoin de l’aide de Dieu, qu’on appelle la grâce.
Il va dès lors de soi, compte tenu de ce que nous avons dit jusqu’ici, que cette assistance surnaturelle ne vient pas combattre notre nature, ni encore moins la supprimer, mais bien la secourir pour la sauver. Ce que la grâce vient combattre, c’est tout ce qui défigure l’homme, mais certainement pas sa nature, voulue et créée par Dieu. On se tromperait donc en imaginant que Jésus-Christ, qui nous apporte cette grâce médicinale, recommande de détruire ce qui, en nous, a été béni au moment de la Création. Non seulement il confirme cette bénédiction, mais il annonce un perfectionnement de notre nature.