«La sottise hargneuse qui nous assaille l’a presque toujours épargné », écrivait Pol Vandromme, le premier biographe d’Hergé, dans la réédition de son Monde de Tintin (La Table Ronde, 1994). Hélas ! près de trente ans plus tard, ce constat – à l’époque justifié – est battu en brèche par l’esprit woke du temps, qui n’a de cesse de faire du célèbre auteur le suppôt d’un racisme latent ou tout au moins le visage d’une époque révolue, emplie de clichés et de préjugés. « Les ratés ne vous rateront pas », disait Bernanos. Le cas d’Hergé démontre qu’il avait une fois de plus raison.
Avec Malraux en Chine, avec Hemingway en Afrique…
Contrairement à ce que les sectateurs du communautarisme voudraient faire croire, Hergé – de son vrai nom Georges Remi – était tout sauf un homme d’idéologie. Certes, il ne s’est pas désintéressé des problématiques de son temps comme en témoignent ses trois premiers albums qui s’ancrent dans l’actualité du bolchévisme (Tintin au Pays des Soviets, 1930), du colonialisme (Tintin au Congo, 1931) et du capitalisme (Tintin en Amérique, 1932), mais il reste avant tout un conteur, un romancier qui dessine. Il y a bien une dimension universelle chez Hergé, traduit dans plus de cent langues, dont le mystère n’a pas été entièrement percé.
Tintin, en effet, n’est pas Mickey : il est clairement enraciné dans un temps, le cœur du XXe siècle, et un espace, l’Europe. Son destin mondial n’était pas acquis d’avance. Et ce qui l’a favorisé est sans doute plus l’intuition artistique de son père, qui a vraiment su réunir le troisième et le cinquième art (le dessin et la poésie), pour faire advenir le neuvième. « Le héros dessiné par Hergé suit […] toutes les pistes de l’imagination contemporaine. Il est en Chine avec Malraux, au temps des Conquérants et du Lotus Bleu. Il accompagne Hemingway quand celui-ci écrit Les Vertes Collines d’Afrique, dans Tintin au Congo […]. Il approche Pierre Benoît dans Le Sceptre d’Ottokar et D.H. Lawrence dans Le Temple du Soleil » écrivait ainsi Roger Nimier, dans la préface du livre de Pol Vandromme.
Tintin est universel, parce que le talent d’Hergé est exceptionnel : précision et beauté du dessin – la fameuse « ligne claire » –, sens de l’intrigue et du décor, maîtrise du rebond et du suspense, densité des personnages secondaires au premier rang desquels figurent bien sûr Haddock et Milou, bienveillance de l’humour et absence de vulgarité…
Par esprit de réaction, la tentation existe aussi – convenons-en – de faire d’Hergé le porte-plume et le porte-crayon d’un Occident défunt, porteur de valeurs – chrétiennes en l’occurrence – en voie de disparition. Certes, Tintin est généreux, courageux, fidèle, chaste, empathique, juste et maître de lui-même. Sans doute, ces mêmes valeurs, entre autres, ont-elles été forgées au cours d’une jeunesse marquée par le scoutisme, l’Action catholique de la jeunesse belge, ou encore par une figure fameuse, l’abbé Norbert Wallez, patron du Vingtième Siècle où Hergé fit ses premières armes dans le supplément Jeunesse.