De toutes les merveilles de la ville de Rome, la Galerie Borghese est peut-être celle qui a gardé le plus intacte sa valeur. Hors-les-murs de la ville vers le nord, elle est entourée d’un jardin magnifique, et héberge une petite mais impressionnante collection d’art qui a appartenu autrefois, au XVIIe siècle, au cardinal Scipion Borghese, neveu de Paul V.
On pourrait la visiter pour les peintures vibrantes de Raphaël, ou les œuvres en clair-obscur du Caravage, mais les pièces pour lesquelles le musée semble réellement avoir été bâti sont les sculptures, particulièrement celles de Gian Lorenzo Bernini. Bien d’autres artistes peuvent s’y trouver un peu partout, certains paraissant même plutôt déplacés pour la collection d’un cardinal, pourtant dans chaque salle où elles apparaissent, ce sont les œuvres du Bernin qui sont les pièces centrales. Ainsi David, Apollon et Daphné, L’enlèvement de Proserpine, chacune prenant vie quand vous passez devant, et vous avez peine à croire qu’elles sont en pierre.
L’une d’elles, peut-être moins dramatique, mais qui néanmoins inspire une stupeur admirative (surtout quand on sait qu’elle a été achevée à vingt ans), est son Énée, Anchise et Ascagne. L’image saisit le moment de l’Énéide où les trois personnages s’enfuient de Troie pour prendre le chemin de l’Italie, où ils deviendront finalement les géniteurs héroïques de Romulus et Remus et du peuple Romain.
Énée porte sur son épaule son père Anchise, Anchise transporte un vase avec les cendres de leurs ancêtres et les figures des dieux lares gardiens de leur foyer, et derrière eux suit Ascagne, le fils d’Énée, portant la flamme éternelle de Troie. Trois générations, toutes sculptées dans un seul bloc de pierre, unies comme une image du passé, du présent et du futur.
Ce qui saute immédiatement aux yeux est le poids du père d’Énée qui s’appesantit sur son fils. Le fardeau que représente le vieil homme, dont la peau paraît, même en pierre, se détacher des os et pendre sur les membres atrophiés, se révèle dans la posture courbée et les muscles tendus d’Énée. Il faut qu’il transporte son père qui pieusement garde ses dieux et ancêtres bien serrés dans sa main, tout en protégeant et guidant son fils.
L’image est extrêmement frappante, comme une image qui peut parler puissamment aux temps que nous vivons, quand nous aussi nous luttons contre le poids du passé.
Un des grands défis auxquels l’Église aujourd’hui doit faire face semble être exactement celui-ci : comment allons-nous faire avancer, comment allons-nous engager notre propre monde, courbé sous le fardeau des siècles passés.
Beaucoup des efforts de nos contemporains ont été de jeter par-dessus bord les traditions que le monde médiéval avait accumulées et qui nous sont si étrangères, tant pour les dévotions que pour l’art de la liturgie. Beaucoup de théologiens et même d’ecclésiastiques cherchent à dépasser le poids de la doctrine, espérant rogner, simplifier et « développer » des idées qui nous feront, subtilement, abandonner derrière nous une grande partie du fardeau.
Nous ne pouvons pas transformer le monde moderne et évangéliser l’homme moderne, croient-ils, à moins que nous agissions, que nous nous habillions et pensions comme lui, et nous ne pouvons le suivre quand tant de choses du passé nous entraînent.
Ce que la statue du Bernin nous rappelle, c’est que le fardeau que nous portons n’est pas quelque sac de babioles sans importance. Énée porte son père qui lui a donné la vie, qui l’a élevé, qui a fait de lui l’homme qu’il est devenu. Plus que cela, il porte l’homme qui lui a donné foi en ses dieux, qui lui a appris le respect de son divin protecteur, qui lui a appris à estimer la longue lignée de ses ancêtres, qui a partagé cette foi et transmis depuis des temps immémoriaux le chemin de vie qu’il a toujours suivi.
Il porte un fardeau de traditions, mais un fardeau qui est aussi la source de sa force.
Peut-être aujourd’hui notre Église a-t-elle besoin de ce rappel. Le poids de la tradition, aussi pénible qu’il puisse être, n’est pas quelque chose à jeter de côté à la légère. 2000 ans, des hommes et des femmes de foi ont étudié, prié, enseigné, et sacrifié beaucoup, et même leurs propres vies, pour édifier et transmettre ce fardeau que nous portons.
C’est cette riche tradition qui a porté notre Église à travers les vicissitudes du passé et lui a permis d’en émerger, triomphant d’épreuves apparemment impossibles, que ce soit dans les catacombes de Rome, à Lépante, ou dans l’ombre des régimes totalitaires du XXe siècle.
Autant que dans notre jeunesse nous pouvons résister à la sagesse de nos aînés, comme nous avons tous tendance à le faire, nous ne pouvons véritablement prendre notre place dans cette procession de l’histoire que si nous nous abandonnons en toute humilité et prenons ce don et ce fardeau qui nous est offert.
Il est essentiel que nous fassions ainsi, non seulement pour que nous puissions continuer nous-mêmes mais que nous puissions avoir quelque chose à transmettre aux jeunes sur nos épaules qui portent cette lumière éternelle qui nous conduit vers l’avenir. Oui, les traditions du passé doivent « être mises à jour », mais seulement de telle façon qu’elles puissent être reçues intégralement par nos enfants qui en ont si désespérément besoin.
Combien de jeunes gens sont perdus aujourd’hui parce qu’ils ont été sevrés d’une tradition, parce qu’il leur a été refusé cette sagesse du passé par une génération qui en si largement bénéficié ?
Le défi actuel de l’Église est de faire confiance aux mots du Seigneur : « Mon joug est aisé, et mon fardeau léger. » Comme Énée, nous devons soulever le passé et le placer sur nos épaules, non comme un fardeau encombrant, mais comme un don qui nous guide et nous donne force pour la bataille.
Ne rejetons pas ce qui nous fait ce que nous sommes mais embrassons la tradition catholique qui nous fonde et est le moyen de tirer les autres vers la vérité qui nous fait vivre. Plutôt que de laisser entrer le cheval de Troie qui nous trahit, nous devons, comme Énée, porter nos parents et conduire nos enfants dans la vérité.
Nous devons prendre part à la perpétuelle refondation de Rome, dans la sainteté, cette sainteté par laquelle est sanctifiée chaque génération jusqu’à la fin des temps.