Fra Angelico est-il un peintre du passé ou un moderne ?
Michel Feuillet : Au XIXe siècle, il avait la réputation d’être un peintre un peu passéiste, du Moyen Âge, égaré au milieu de la Renaissance. C’est complètement faux. C’est un peintre majeur de son époque, qui s’est enrichi des nouveautés de ses contemporains et a apporté sa propre contribution à la Renaissance.
Est-il un solitaire reclus dans sa cellule ?
S’il est un grand contemplatif – comme le montre sa peinture – ce n’est pas du tout un ermite reclus dans sa cellule. En premier lieu, il ne faut pas oublier que les dominicains ne sont pas moines : ce sont des frères. Ils vivent dans un couvent partiellement en clôture, mais ils sont ouverts sur le monde : ils doivent sortir pour prêcher, c’est leur mission propre. Il a également eu des responsabilités dans certains couvents, notamment à San Marco où il était prieur.
Par ailleurs, il est en même temps bien dans la vie réelle : il vit au contact des autres, des grands puissants de son temps, les Médicis, les Strozzi, les papes… On dit même que le pape Eugène IV lui a proposé l’archevêché de Florence, que le religieux a refusé. Enfin, Fra Angelico peignait avec un atelier et des assistants. Il a également formé des peintres.
Quelle est sa mission, à travers la peinture ?
Comme tous les dominicains, Fra Angelico est un prédicateur. Mais c’est par la peinture qu’il accomplissait cette mission. Il a donc passé quasiment toute sa vie de religieux à peindre : il a peint pour les dominicains et pour d’autres couvents, ainsi que pour de nombreuses églises, chapelles… Il sera également appelé à peindre à Rome par les papes.
Il n’y a en revanche aucune trace de prédication orale de Fra Angelico. Il prêche vraiment par l’image, afin de consolider ses contemporains dans leur foi. En bon dominicain, il est imprégné de la Somme théologique de saint Thomas d’Aquin. Il est aussi baigné par l’Écriture sainte. Prenons un exemple. De manière très novatrice, il met en perspective ses Annonciations avec la chute d’Adam et Ève. Cette association dans une même peinture peut sembler anachronique. Mais l’image montre pourtant, encore mieux qu’une homélie, qu’avec la naissance du Christ l’humanité bascule d’une ère à une autre, de l’âge de la loi à celui de la grâce, de l’Alliance rompue à l’Alliance restaurée.
En quoi sa peinture est-elle plus spirituelle que les autres ?
Il reprend en quelque sorte l’art des icônes de façon moderne, à la manière de la Renaissance. Sa peinture est de l’art sacré : il traduit la présence réelle de la divinité. Pour cela, il s’appuie en particulier sur la lumière. Il en fait une double utilisation. Elle est intérieure : on dirait que les personnages sont habités par elle, qu’elle les transforme. Et elle est extérieure : on les voit éclairés, avec l’ombre qu’ils projettent et qui les met en relief.
Par ailleurs, il utilise l’or comme les Byzantins, sur les ornements, les vêtements, les ailes des anges… L’or est utilisé pour donner une impression de lumière divine.
La lumière caractérise vraiment son œuvre. Les couleurs aussi, très lumineuses, douces et gaies, très pures. Enfin, il utilise le travail de la perspective, mise au point peu de temps auparavant, pour conduire le regard et l’esprit vers l’au-delà, l’infini…
Peut-on dire qu’elle est désincarnée ?
Si ses tableaux sont très spirituels, ils ont aussi pour mission de montrer la vérité historique de l’Évangile, tout en y intégrant la réalité humaine contemporaine. Ils sont vraiment ancrés dans la réalité d’ici-bas : on y découvre de nombreux paysages réels, des villes et des campagnes qu’il a connues, ce qui est assez nouveau à son époque.
Par ailleurs, certains de ses personnages prennent les traits de personnalités de son époque. N’oublions pas qu’il y a aussi des scènes de violence, de douleur dans certains tableaux, notamment dans ses prédelles [petites scènes peintes sous le tableau principal, NDLR] : il n’élude pas la souffrance. Il y a donc un grand réalisme dans ses tableaux. Mais sa peinture va au-delà de ce qu’elle montre : il y fait entrer le réel pour la rendre convaincante, tout en faisant en sorte que ce monde soit une fenêtre ouverte sur le divin.
Son biographe dit qu’il priait avant de peindre…
Sous une magnifique Annonciation peinte sur le palier du couvent San Marco, court une phrase : « Toi qui passes devant cette image, n’oublie pas de réciter un Ave » : il incite les frères à prier en contemplant sa peinture, ce qui montre bien que la foi en était l’objectif premier. En toute logique, nous pouvons penser qu’il priait lui-même avant de peindre.
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Fra Angelico. L’invisible dans le visible, Michel Feuillet, éd. Mame, octobre 2017, 219 pages, 35 €.