Comme chacun sait, les démons n’ont pas été créés mauvais par nature. Rien, d’ailleurs, n’est sorti mauvais des mains du Créateur. À l’origine, les démons étaient de bons anges comme les autres. C’est ce qu’a défini le Concile de Latran IV (1215) : « Le diable et les autres démons ont certes été créés par Dieu naturellement bons ; ce sont eux qui se sont rendus mauvais. » Bref, pour parler comme Simone de Beauvoir, on ne naît pas démon, on le devient ! Reste à savoir comment.
Comment devient-on un démon ?
De prime abord, la chose paraît difficile, pour ne pas dire impossible. Rappelons-nous en effet que les anges sont des créatures purement immatérielles, de purs esprits, dotés d’une intelligence lumineuse et d’une volonté adamantine [qui a la dureté du diamant NDLR]. Comment des êtres ainsi dépourvus de corps, exempts des faiblesses de la concupiscence et jouissant littéralement de la « science infuse » pourraient-ils se vautrer dans le péché ? Ne sont-ils pas littéralement impeccables ?
Saint Thomas d’Aquin lui-même envisageait cette objection : « Il n’y a de désir que du bien véritable ou du bien apparent. Mais ce qui apparaît bon aux anges ne peut être que le bien véritable, car en eux il ne peut y avoir d’erreur. Les anges ne peuvent donc désirer que le véritable bien, et, ce faisant, ils ne peuvent pas pécher » (ST I, 63, 1). En d’autres termes, les anges ne se trompant jamais sur ce qui est bien, ils ne devraient jamais commettre le mal. Cette objection est intéressante, mais elle ne va pas assez loin. Car elle part du principe que tout péché s’explique par une erreur, par une sorte d’ignorance, selon le vieil adage hérité de Socrate : omnis peccans est ignorans – « tout pécheur est un ignorant ». Or, ce n’est pas le cas.
Le péché a des profondeurs plus effrayantes ; il peut être froid, parfaitement lucide. Certes, chez nous autres hommes, qui pataugeons à la frontière mal définie entre la matière et l’esprit, beaucoup de péchés s’expliquent par la faiblesse, par l’impureté, par la pesanteur : notre intelligence a des intermittences, la chair nous entraîne, parfois nous aveugle, et nous la laissons prendre le dessus.
De tout cela, les anges sont effectivement protégés par leur nature supérieure : ils ne connaissent ni erreur, ni passion, ni paresse. Mais il y a bien d’autres péchés que les péchés de faiblesse. Il y a les péchés purement volontaires, accomplis en pleine conscience. Cette sorte de péché, qui n’est sans doute pas la plus courante chez les hommes, est justement la seule dont soient capables les anges. C’est le péché chimiquement pur, sans circonstances atténuantes. « Le démon, écrit saint Augustin, n’est ni fornicateur, ni ivrogne, ni rien de semblable ; il est cependant orgueilleux et envieux » (La cité de Dieu, XIV, 3).
Réfléchir au péché de l’ange, c’est donc méditer sur la forme la plus radicale du péché, le péché d’orgueil. Comment l’ange, bon de sa nature, peut-il y céder ? La réponse de saint Thomas est que toute volonté libre qui n’est pas à elle-même la source de son existence, autrement dit toute volonté libre créée, est susceptible de se révolter contre cette situation de dépendance. Il ne s’agit pas d’une erreur de jugement – l’ange sait bien que Dieu est la source réelle de son existence et de son bonheur – mais d’une insurrection de la volonté contre le fait de n’être pas à soi-même sa propre fin. Non pas que l’ange veuille se faire aussi gros que Dieu, à la manière de la grenouille de la fable ; car la grenouille est stupide, alors que l’ange est très intelligent. Il voit bien qu’il ne peut pas être Dieu. Mais il refuse de dépendre de lui pour sa béatitude et s’enferme dans la contemplation de sa propre excellence. Ce que le prophète Jérémie a exprimé de la façon suivante : « Depuis longtemps tu as brisé le joug, tu as rompu tes liens et tu as dit : “je ne servirai pas” » (2, 20).
Cabrés devant le réel
De là, viennent ensuite d’autres péchés, en particulier la haine envieuse à l’encontre de l’homme, dont le démon voit, dès l’origine, qu’il sera comblé de grâce en Jésus-Christ : « Il a vu cela dans le Verbe de Dieu et dans sa hargne, il en a conçu de l’envie », dit saint Bernard (Sermon sur le cantique XVII, 5). Damnés, les anges déchus sont comme déchirés, vrillés par la contradiction entre ce qu’ils savent et ce qu’ils veulent. Ils sont comme cabrés devant le réel – qu’ils refusent.
Cette révolte de la liberté a quelque chose de mystérieux. Pourquoi certains anges acceptent-ils de recevoir la béatitude de la grâce divine ? Pourquoi d’autres la rejettent-ils ? Il n’y a pas de réponse à cela, c’est l’abîme de la volonté singulière. Une chose est sûre : ceux qui se révoltent deviennent des démons, pour l’éternité. Jésus en effet ne peut pas dire : « Pardonne-leur ils ne savent pas ce qu’ils font. » Car les démons savent exactement ce qu’ils font. Et si Dieu ne peut pas leur pardonner, ce n’est pas parce qu’il ne le veut pas, c’est parce que ce que refusent précisément les démons, c’est d’avoir besoin de pardon, et d’être pardonnés. Et ce refus, du fait de leur nature pure et inflexible, est définitif. C’est ce qu’on appelle le péché irrémissible.
Que ce péché-là soit le péché propre des anges, ne veut pas dire que les hommes en soient incapables. C’est justement ce péché qui conduit les hommes à se damner. « La chute est aux anges ce que la mort est aux hommes, affirme saint Jean Damascène, car après la chute, il n’y a plus pour eux de repentir, de même qu’il n’y en pas plus pour les hommes après la mort, s’ils commettent le péché irrémissible » (De fide orthodoxa, II, 4).