Un grand nombre d’hommes vivent et meurent sans avoir jamais réfléchi à l’état des choses dans lesquelles ils se trouvent. Ils prennent les choses comme elles viennent et suivent leurs inclinations aussi loin qu’ils en ont l’opportunité. Ils sont guidés principalement par le plaisir ou la peine, et non par la raison, les principes ou la conscience ; et ils n’essayent pas d’interpréter ce monde, de déterminer ce qu’il veut dire ou de réduire ce qu’ils voient et ressentent à un système.
Mais quand des personnes, soit par prévenance de pensée soit par activité intellectuelle, commencent à contempler l’état visible des choses dans lesquelles elles sont nées, aussitôt elles sont plongées dans un dédale de perplexité. C’est une énigme qu’elles ne savent pas résoudre. Cela leur semble plein de contradictions et sans aucun sens. Pourquoi est-ce ainsi, et à quoi cela va-t-il mener, et comment est-ce ce que c’est, et comment y sommes-nous arrivés, et quel est notre destin, toutes ces questions sont des mystères.
Dans cette difficulté, certains ont formé une philosophie de la vie, et d’autres une autre. Des hommes ont cru avoir trouvé la clé par laquelle ils pourraient lire ce qui est tellement obscur. Dix mille choses se présentent à nous l’une après l’autre au cours de la vie, et que devons-nous en penser ? Quelle couleur devons-nous leur donner ? Devons nous considérer toutes choses de façon joyeuse et allègre ? ou de façon mélancolique ? D’une façon découragée ou pleine d’espoir ? …Alors permettez-moi de demander, quelle est la bonne clé, quelle est l’interprétation chrétienne de ce monde ? Qu’est-ce qui nous est donné par la révélation pour pouvoir faire l’estimation et la mesure de ce monde ? L’évènement de cette saison – la Crucifixion du Fils de Dieu…
Regardez autour de vous et voyez ce que le monde présente comme hauts et bas. Allez à la cour des princes. Voyez le trésor et l’adresse de toutes les nations rassemblées pour honorer un fils d’homme…Allez dans le monde politique : voyez les nation se jalousant mutuellement, les commerces en rivalité, le armées et les flottes se mesurant les unes contre les autres…Retournez au monde de l’intelligence et de la science : considérez les merveilleuses découvertes que l’esprit humain réalise, la variété des arts auxquelles ces découvertes donnent accès, la puissance quasi miraculeuse qui se déploie ; et ensuite la fierté et la confiance de la raison, et la dévotion passionnée de la pensée pour les objets transitoires, qui en est la conséquence.
Et ensuite : regardez la misère, regardez la pauvreté et la destitution, regardez l’oppression et la captivité ; allez là où la nourriture est rare et le logement insalubre. Considérez la peine et la souffrance, les maladies longues ou violentes, tout ce qui est effrayant et révoltant.
Sauriez-vous comment évaluer tout cela ? regardez la Croix…
Mais il sera dit que la vision de la vie humaine et du monde que la Croix du Christ nous communique n’est pas celle que nous aurions si nous étions laissés à nous-mêmes ; que ce n’est pas une vision évidente ; que si nous regardons la surface des choses, elles sont beaucoup plus brillantes et ensoleillées qu’elles ne le semblent quand on les voit à la lumière à laquelle cette saison les éclaire…Comment ceci résout-il un problème ? est-ce que cela n’en crée pas plutôt un autre ?
Je réponds d’abord que, quelle que soit la force de cette objection, c’est certainement une répétition de celle qu’Eve a ressentie et que Satan a recommandée en Eden ; car la femme n’a-t-elle pas vu que l’arbre interdit était « bon à manger » , et « un arbre séduisant à regarder » ? Eh bien n’est-il pas merveilleux que nous aussi, qui descendons du premier couple, soyons toujours dans un monde où il y a un fruit défendu, et que nos épreuves viennent du fait que ce fruit est à notre portée, et que notre bonheur vient du fait que nous nous en abstenons.
A première vue, le monde semble fait pour le plaisir et la vision de la Croix du Christ est un spectacle solennel et triste qui s’immisce dans cette apparence. Qu’il en soit ainsi ; mais pourquoi est-ce que cela ne peut pas être notre devoir de nous abstenir du plaisir malgré tout, si c’était déjà un devoir en Eden.
Mais encore ; ce n’est qu’une vision superficielle des choses de dire que cette vie est faite pour le plaisir et la joie. Pour ceux qui regardent sous la surface, cela raconte un conte très différent…On peut alors être assuré que la doctrine de la Croix n’est pas à la surface du monde. La surface des choses est seulement brillante, et la Croix seulement triste ; c’est une doctrine cachée ; elle repose sous un voile ; à première vue elle nous surprend et nous sommes tentés de nous révolter contre elle…
Si c’est le cas, la grande et terrible doctrine de la Croix du Christ, que nous commémorons maintenant, peut être appelée avec exactitude dans un langage figuré, le cœur de la religion. Le cœur peut être considéré comme le siège de la vie ; il est le principe du mouvement de la chaleur et de l’activité ; de lui va et vient le sang jusqu’aux extrémités du corps. Il soutient l’homme, ses possibilités et ses facultés ; il permet au cerveau de penser ; et quand il est touché, l’homme meurt.
Et de manière semblable, la doctrine sacrée du sacrifice expiatoire du Christ est le principe vital sur lequel vit le chrétien et sans lequel le christianisme n’existe pas. Sans elle, aucune autre doctrine n’est tenue avec profit ; croire en la divinité du Christ, ou en son humanité, ou en la sainte Trinité, ou en un jugement à venir, ou en la résurrection des morts, sont de fausses croyances et non la foi chrétienne, à moins que nous n’adhésions aussi à la doctrine du sacrifice du Christ.
D’un autre côté, la recevoir présuppose de recevoir en plus d’autres grandes vérités de l’Evangile ; cela implique la foi en la vraie divinité du Christ, en Sa véritable incarnation, et en l’état de pécheur de l’homme par nature ; et cela prépare le chemin à la foi dans la fête sacrée de l’Eucharistie par laquelle Lui qui fut un jour crucifié est éternellement donné à nos âmes et à nos corps, en vérité et en fait, par Son Corps et par Son Sang.
Mais, encore une fois, le cœur est caché à notre vue ; il est soigneusement et fermement gardé ; il n’est pas placé sur le front comme l’œil, commandant tout et vu par tous : ainsi, de la même façon, la doctrine sacrée du Sacrifice Expiatoire n’est pas quelque chose dont on parle, mais dont on vit ; elle n’est pas faite pour être brandie sans respect, mais pour être adorée secrètement ; non pour être utilisée comme une instrument nécessaire à la conversion de ceux qui sont sans Dieu, ou pour la satisfaction des raisonneurs de ce monde, mais pour être dévoilée aux dociles et aux obéissants ; aux jeunes enfants que le monde n’a pas encore corrompus ; aux malheureux qui ont besoin de réconfort ; aux sincères et aux sérieux, qui ont besoin d’une règle de vie ; aux innocents qui ont besoin de mise en garde ; et à ceux qui sont bien établis et ont mérité de la connaître…
Et ainsi, également, tout ceci est brillant et beau, même à la surface de ce monde, bien que cela n’ait aucune substance et qu’on ne puisse pas en profiter de façon correcte pour son bien. C’est pourtant une silhouette et une promesse de cette vraie joie qui jaillit de l’Expiation. C’est une promesse d’avance de ce qui sera : c’est une ombre qui suscite l’espoir car la substance va suivre, mais elle ne doit pas être prise inconsidérément pour la substance. Et c’est la manière habituelle qu’a Dieu d’agir avec nous par pitié, en envoyant l’ombre avant la substance, pour que nous puissions trouver du réconfort dans ce qui sera, avant que cela n’arrive.
Ainsi Notre Seigneur avant sa passion, est entré à Jérusalem triomphalement, tandis que les multitudes criaient Hosanna, et jonchaient son chemin de palmes et de vêtements. Ce fut un spectacle vain et creux, et Notre Seigneur n’en a éprouvé aucun plaisir. Ce fut une ombre qui ne resta pas, mais s’échappa. Cela ne pouvait pas être autre chose qu’une ombre car il n’avait pas encore subi sa Passion par laquelle Son vrai triomphe a été provoqué. Il ne pouvait pas entrer dans Sa gloire avant d’avoir d’abord souffert. Il ne pouvait pas prendre plaisir dans cette apparence de triomphe dont Il savait qu’il n’était pas réel.
Cependant cette première ombre de triomphe fut un signe et un présage de la vraie victoire à venir quand Il aurait surmonté la violence de la mort. Et nous commémorons cette image de triomphe le dernier dimanche de carême pour nous réjouir dans la tristesse de la semaine qui suit, et pour nous rappeler la vraie joie qui vient avec le jour de Pâques.