Rien dans les Écritures ne suggère que les apôtres s’attendaient à une résurrection, sous aucune forme ; au contraire, ils ont rejeté cette idée et ont été submergés par le fait de la Résurrection en lui-même (qui pourrait peut-être s’expliquer « psychologiquement », mais il est peu probable qu’une idée si étrangère à la pensée religieuse juive d’un dieu incarné qui a conservé sa corporéité dans l’État céleste, soit la réaction subconsciente de pêcheurs galiléens face à un état proche de la dépression !). Il faut également souligner qu’une simple expérience religieuse pourrait être entretenue brièvement dans une période de torpeur spirituelle, ou même pendant quelques années dramatiques, mais qu’elle n’aurait jamais pu devenir le facteur mondial que le christianisme est aujourd’hui, indissolublement lié à la Résurrection du Christ.
Saint Paul, qui n’a pas traversé la crise comme les autres, le dit : « Et si le Christ n’est pas ressuscité, votre foi est sans valeur, vous êtes sous l’emprise de vos péchés ; et donc, ceux qui sont endormis dans le Christ sont perdus. Si nous avons mis notre espoir dans le Christ pour cette vie seulement, nous sommes les plus à plaindre de tous les hommes » (1 Co 15, 17-19).
En d’autres termes, c’est dans la Résurrection de Jésus qu’est le fondement ou non de la foi chrétienne. Ce n’est pas un supplément à cette foi, ni un développement mythologique, brièvement acquis à des fins historiques, qui pourraient être abandonnés sans affecter cette foi. C’est le cœur de notre religion.
La conscience qu’a l’apôtre de cet évènement nous ramène à Jésus lui-même : qu’a-t-il à dire à ce sujet ? Jésus a souvent parlé de sa mort, en particulier à trois occasions pendant son dernier voyage à Jérusalem. A chaque fois, il ajoutait qu’il se lèverait à nouveau. Dans ces déclarations, l’attitude face à la mort propre à Jésus se cristallisait.
La mort, admissible pour nous, lui est inconnue. Il ne connaît que la mort suivie de la résurrection : résurrection immédiate et historique. Elle nous renvoie à l’élément suprême, qui est aussi le plus difficile de la pensée chrétienne : comprendre l’existence du Seigneur. Le chrétien le plus simple reçoit une telle compréhension par sa participation à la communauté de grâce, par la foi et l’imitation. Mais ce que nous visons, c’est la compréhension consciente et intellectuelle, car l’esprit est aussi appelé au service du Christ. (C’est à priori, sa volonté de se soumettre au « baptême » chrétien.)
Comprendre le Christ-Jésus vivant et interpréter la conscience de soi est un problème qui s’avère extrêmement difficile. Deux dangers à ce sujet : celui de tomber dans la psychologie purement humaine, qui écarte tout simplement tout ce qui se trouve en dehors de ses limites, et celui de dogmatiser les faits : revendiquer le surnaturel sans pouvoir le rendre apparent.
D’une part, il réussit vraiment à ne jamais perdre le contact avec la figure vivante du Seigneur, appréciant son humanité à chaque étape ; et pourtant, d’une autre part, il est constamment conscient du fait que cette appréciation est à tout moment sujette à exploser. En effet, ce n’est pas seulement la grandeur du génie ou le dynamisme de l’expérience religieuse, mais Dieu Saint Lui-même.
La position que Jésus prend dans le monde est différente de la nôtre. Son attitude envers les autres est différente d’une personne à l’autre. Sa relation avec Dieu n’est pas celle d’un croyant. Sa conscience de Sa propre existence, de Sa vie et de Sa mort est totalement différente de la nôtre, déjà conditionnée par la Résurrection à venir.
Nous sommes confrontés à un choix qui touche le propre de l’existence. Si nous prenons en comparaison nos vies humaines, le monde tel qu’il nous apparaît, nos pensées et réactions et notre tentative de juger le Christ, nous ne pouvons que conclure à la Résurrection comme étant le résultat psychologique d’un choc religieux, ou le produit du désir d’une communauté primitive pour un culte en particulier.
En d’autres termes, il s’agit d’une tromperie personnelle ou d‘une tromperie de masse. La logique voudrait que tout le chapitre de la vie de Jésus, qui implique toutes ses conditions et conclusions, soit éliminé le plus rapidement possible afin qu’un christianisme « pur » soit formulé. Certes, ce qui reste ne sera guère plus qu’une éthique et une piété très minces. C’est une possibilité.
L’alternative est de réaliser dans nos propres vies ce que toute l’existence du Christ exige : la foi. Ensuite, nous comprenons qu’Il n’est pas venu nous apporter de nouvelles vérités et des expériences nées dans le monde, mais nous libérer du sort que le monde a jeté sur nous.
Cela signifie que nous entendons et acceptons Ses demandes ; que nous le mesurons selon les normes qu’Il nous a lui-même enseignées ; que nous savons, une fois pour toutes, qu’il n’est pas né pour faire avancer cette existence, mais qu’une nouvelle existence est née en Lui.
Ainsi, nous accomplissons l’inversion complète de la foi, qui ne juge plus le Christ avec des yeux ‘temporels’, mais voit le monde et tout ce qui est dans le monde avec les yeux du Christ. Alors nous ne disons pas : il n’y a pas de retour à la vie de celui qui est mort ; c’est pourquoi la Résurrection est un mythe, mais plutôt : Le Christ se leva à nouveau ; c’est pourquoi la Résurrection est possible, et sa Résurrection est le fondement du vrai monde.
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Romano Guardini
Serviteur de Dieu, le Père Romano Guardini (1185-1968), auteur et théologien, était une des figures les plus importantes de la vie intellectuelle catholique du 20ème siècle. Cet essai est adapté de son ouvrage le plus célèbre : Le Seigneur. Il fut un mentor pour de nombreux théologiens éminents, comme Han Urs Van Balthazar ou Joseph Ratzinger.