À l’époque, lors de son premier discours inaugural, Thomas Jefferson n’avait aucune raison de penser qu’il disait quoi que ce soit d’étrange ou de discordant lorsqu’il félicitait ses compatriotes de posséder d’une religion « pratiquée sous diverses formes, mais toutes inculquant l’honnêteté, la vérité , la tempérance, la gratitude et l’amour de l’homme ». Et pourtant, ces lignes touchent une division qui afflige maintenant notre propre époque, même parmi certains de nos amis qui se sont engagés à défendre la liberté religieuse.
Car Jefferson tenait pour acquis que, sous les variétés de religion, il y avait un fond de loi naturelle portant des vérités morales. Mais à notre époque, la passion de défendre la liberté religieuse de la manière la plus radicale a conduit à une volonté, dans certains milieux, de s’éloigner de ces jugements moraux discordants qui jugeraient certaines religions comme illégitimes – comme les religions qui pratiquaient le sacrifice humain ou le satî. D’où la volonté d’accepter que les satanistes fassent des invocations aux assemblées législatives.
Mais l’affirmation du mal radical ne peut tout simplement pas être réconciliée avec le Dieu de la Déclaration d’indépendance, l’auteur des lois de la nature, y compris des lois morales. Cette compréhension de Dieu ne peut pas être compatible même avec une étreinte discrète et élégante du relativisme. Et ainsi, Harry Jaffa, réfléchissant à cette compréhension de la religion à l’époque de la Fondation, touche le cœur du problème quand il remarque que « les préceptes de la juste raison [étaient censés être] la voix de Dieu, pas moins que les écritures sacrées ».
Ce qui a de nouveau soulevé cette question fut la sincère préoccupation d’un bon ami qui essayait de plaider la cause de la raison aux membres de sa propre famille. Ces parents avaient un attachement persistant à un certain doute protestant sur les prétentions de la raison à discerner les vraies vérités. Il y avait un curieux besoin de remarquer à quel point notre lecture des Écritures reposait sur notre sens de ce qui était raisonnable et défendable.
Si Moïse était descendu du Sinaï et avait déclaré que le Seigneur, notre Dieu, vous a exhortés à ne pas trop vous inquiéter de coucher avec la femme de votre voisin, les Hébreux rassemblés se seraient probablement grattés la tête et auraient demandé : « Es-tu sûr que tu as bien compris ? »
Mais sur ce point, il ne pouvait sûrement pas y avoir de leçon plus révélatrice que celle d’Abraham négociant avec Dieu la destruction de Sodome et Gomorrhe, des villes qui étaient bien trop en avance pour la télévision par câble. « Loin de toi de faire une chose pareille ! Faire mourir le juste avec le coupable, traiter le juste de la même manière que le coupable, loin de toi d’agir ainsi ! Celui qui juge toute la terre n’agirait-il pas selon le droit ? » (Gn 18, 25).
Si la vérité morale venait uniquement de la « révélation », Abraham suggérait-il à Dieu qu’Il avait oublié un instant Sa propre révélation ? Ou la rencontre n’a-t-elle de sens que dans la mesure où elle suppose des normes de jugement moral, accessibles à notre raison, que l’on peut s’attendre à ce que Dieu lui-même reconnaisse ?
Mais si ce moment révélateur ne suffisait pas, je pensais que l’écriture la plus émouvante et la plus convaincante que je pouvais donner à mon ami était le chapitre sur Richard Hooker dans le livre magistral de Robert Reilly, America on Trial: A Defense of the American Founding (« L’Amérique en procès : une défense de la fondation américaine »). Hooker (1554-1600) fut une figure clé pour détourner les protestants de leur rejet de la raison. Dans son ouvrage classique sur les lois de la politique ecclésiastique (The Laws of Ecclesiatical Polity, 1594), Hooker défend les lois du royaume contre une attaque puritaine et insiste sur le fait que « ces lois peuvent être étudiées par la Raison, sans l’aide de la Révélation surnaturelle et divine ».
Même lorsque nous nous disputons, Hooker souligne « qu’il n’y a pas encore de moyen de déterminer les choses contestées sans l’utilisation de la raison naturelle » :
La règle pour discerner quand les actions des hommes sont bonnes, quand elles sont telles qu’elles devraient être, est plus ample et plus large que la loi que Dieu a établie en particulier dans Sa sainte parole ; l’Écriture n’est qu’une partie de cette règle.
Hooker s’appuyait sur Aristote et Thomas d’Aquin pour affirmer que la loi naturelle est fondée sur les « lois de la raison » et que « la loi est la raison de l’homme sur le papier ». Vers la même époque, comme le montre Reilly, le redoutable cardinal Robert Bellarmin (1542-1621), plaida pour les droits naturels et le gouvernement par le consentement des gouvernés. Bien avant que James Wilson et Thomas Jefferson ne proposassent cette phrase, Bellarmine écrivait que « dans le Commonwealth, tous les hommes naissent libres et égaux ». Et « il n’y avait aucune raison pour que, parmi les égaux, l’un règne plutôt qu’un autre ».
À l’époque de la fondation américaine, l’enseignement était profondément ancré : aucun homme n’était par nature le chef des autres de la manière que Dieu est par nature le chef des hommes, et que les hommes sont par nature les maîtres des chiens et des chevaux. Reilly avait cherché dans ce livre à faire ressortir le véritable caractère du régime fondé en Amérique, en montrant à quel point les racines morales remontaient à l’époque médiévale. « La plupart des fondateurs, écrit Reilly, étaient protestants, après tout, mais la provenance de leur idée était finalement catholique en ce sens qu’ils invoquaient la loi naturelle et les droits naturels pour justifier leur cause. »
À notre époque, nous trouvons des universitaires conservateurs qui affirment que la vérité de la Déclaration d’Indépendance sur l’égalité naturelle est en réalité une « demi-vérité ». Ce qui manque clairement ici, comme le montre Reilly, c’est que c’est la compréhension chrétienne qui donne la vraie résonance à cette vérité. Et cela vient avec une ligne aussi simple que celle d’Abraham Lincoln : que « rien de marqué de l’image et de la ressemblance divines n’a été envoyé dans le monde pour être foulé aux pieds, dégradé et souillé par ses semblables. »
Où dans le monde pourrions-nous trouver une démonstration plus convaincante de ce point que dans la scène relatée par Matthieu : « Amen, je vous le dis, tout ce que vous faites à l’un de ces plus petits qui ont mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait. » Où trouverions-nous une plus profonde signification de l’égalité naturelle ?