Le jeune curé de Journal d’un curé de campagne (1937) de Georges Bernanos rumine sur les moines (chartreux et trappistes) :
Quel miracle permet à ces demi-fous, à ces prisonniers de leurs propres rêves, à ces somnambules, apparemment d’entrer chaque jour plus profondément dans la douleur des autres ? Une sorte de rêve étrange, un opiacé inhabituel qui, loin de le transformer en lui-même et de l’isoler de ses semblables, unit l’individu à l’humanité dans l’esprit de la charité universelle !
Le cloître nous a toujours séparé de ces hommes (et de ces femmes), mais c’était une période où leur présence n’en était pas moins puissante.
Écrivant sur le monachisme médiéval, l’historien Friedrich Heer insiste sur le fait que la poursuite de la perfection par le moine a eu une influence à tous les niveaux de la société : « C’est quelque chose de très important sur le plan politique et social […] Tous les espoirs, les prières et les exigences du chrétien médiéval demandés aux moines et aux monastères étaient centrés sur une attente : qu’ils atteindraient le caractère sacré d’une vie chrétienne complète.
Bien sûr, la perfection n’est donnée à aucun homme, mais une aspiration à la perfection – aux normes les plus élevées possibles dans tous les aspects de la vie – est possible.
Le point culminant du monachisme est venu vers l’an 1100, moment où la grande abbaye bénédictine de Cluny en France (déjà vieille de deux siècles) était comme le siège d’une véritable multinationale de la foi, de l’éducation, de la diplomatie et de l’entreprise, avec un millier de succursales situées dans toute l’Europe. L’abbé démocratiquement élu de Cluny était probablement la personne la plus puissante d’Europe après le pape, qui était lui-même la seule personne terrestre à laquelle l’abbé devait répondre. Plusieurs papes de l’époque étaient d’anciens moines clunisiens.
Cluny était une maison bénédictine, mais elle a donné naissance à l’ordre cistercien qui, à son tour, a donné naissance aux trappistes. Traditionnellement, les bénédictins portaient des habits entièrement noirs, les cisterciens étaient tout en blanc et les trappistes portaient une capuche noir sur un habit blanc.
Les abbayes cisterciennes ont été appelées « pépinières de saints » parce que tant de membres de leur ordre ont été canonisés. Chaque nouvel ordre représentait une impulsion pour réformer le monachisme, l’Église, ou même la Foi elle-même, et derrière chaque nouveau bouleversement se trouvait l’impératif d’être plus fidèlement à la hauteur de la Règle, le guide spirituel et organisationnel créé par saint Benoît de Nursie (Norcia moderne) au VIe siècle.
Saint Benoît est peut-être l’homme le plus sous-estimé de l’histoire de l’Occident. Bien sûr, il est le saint patron de l’Europe. Pourtant, je suis étonné de voir à quel point peu de gens savent quoi que ce soit sur lui (ou ne l’ont pas su jusqu’à la parution de The Benedict Option de Rod Dreher ). Il n’était pas le premier moine, mais il était certainement le plus grand, ce qui est l’une des raisons pour lesquelles Joseph Ratzinger a choisi ce nom quand il est devenu pape.
Les premiers moines étaient des anachorètes (mot grec pour « se retirer »), des hommes du quatrième siècle qui s’en allèrent seuls dans le désert. S’ils interagissaient avec d’autres, c’était généralement avec d’autres ermites, qu’ils pouvaient rejoindre pour la messe dominicale. Quelques-uns étaient itinérants et vivaient d’aumônes.
Peu de temps après, une poignée de maisons cénobites ont été formées. Le mot vient du latin pour « vie commune ». Un converti égyptien, saint Pacôme, a fondé le premier monastère en 312 et, au moment de sa mort en 348, il y avait trois mille moines vivant dans neuf monastères, principalement en Égypte, ce que nous appelons maintenant le Moyen-Orient. La règle qu’il écrivit pour régir leur vie commune fût la source principale des statuts ultérieurs de saint Benoît. La règle de Pacôme a été traduite en latin par saint Jérôme, qui fût également responsable de la Bible latine ou Vulgate. Saint Augustin a utilisé la Règle pour organiser sa communauté monastique en Afrique du Nord.
Mais c’est la règle expansive et compatissante de Benoît qui a frappé le diapason de l’âme et l’a fait vibrer depuis lors.
Benoît fût un anachorète pendant quelques années avant de faire partie d’une communauté et adaptât plusieurs constitutions monastiques populaires à sa Règle. Ses premiers frères moines sont devenus agités sous son influence et ont même tenté de l’empoisonner, du moins, c’est ce que dit la légende. Mais quand Benoît bénit le vin empoisonné qui lui était offert, le gobelet éclata. Benoît attristé et dégoûté se dirigea vers les montagnes.
Il promulgua sa célèbre Règle au monastère qu’il construisit sur le Mont Cassin, près de la rivière Rapido en Italie centrale, à environ quatre-vingts miles au sud-est de Rome. Peu d’hommes avant ou depuis ont eu une idée aussi claire des forces et des faiblesses du cœur humain. La Règle de saint Benoît équilibre l’autocratie (l’autorité de l’abbé) avec la démocratie (les voix individuelles des moines). Il unit le travail manuel et l’enseignement supérieur.
Il a été dit des moines bénédictins qu’ils ont sauvé la connaissance et la littérature européennes pendant l’instabilité de ce que l’on appelle l’âge des ténèbres, et dans la mesure où c’est vrai, le mérite appartient à leur fondateur. Mais ce n’est pas tout.
Le monachisme était l’une des forces culturelles dominantes en Europe pour le millénaire de 500 à 1500, et la règle bénédictine était parmi les œuvres non bibliques les plus lues et les plus étudiées pendant cette période. De plus, c’est à cette époque capitale que les premiers États-Nations ont été formés et que les premières universités et guildes ont été fondées. Chaque innovation, à sa manière, doit beaucoup aux leçons tirées de la gouvernance, de l’éducation et de l’organisation développées dans les maisons bénédictines : à tel point que nous pouvons commencer à nous demander si Benoît ne devrait pas être le patron de la modernité elle-même. En fait, de ce qui en est bon.
Et il n’est pas étonnant qu’Alasdair MacIntyre, l’un des plus grands philosophes catholiques vivants, ait terminé son livre fondateur After Virtue par ces mots : « Nous n’attendons pas Godot, mais un autre – sans doute très différent – saint Benoît. »