Partez, disait Platon, de l’abri, des vêtements, de la nourriture et des chaussures. Partez de cela disait-il, et je vous montrerai une économie toute entière.
Car il avait observé que pour faire ces choses vous avez besoin d’outils et de matières premières. Mais ces outils et matières premières doivent être produits, et vous avez alors besoin d’autres outils et d’autres matières premières. Poursuivons le raisonnement. Ensuite les outils, les matières premières et les produits finis doivent être livrés : vous avez alors besoin de marchands, de grossistes et de détaillants.
Et certaines de ces entreprises ont besoin de financement : il vous faut des banques. Il faut garder trace des différents échanges : vous avez besoin de comptables ou d’employés aux écritures. Mais ensuite le système nécessite un encadrement, afin que les échanges demeurent équitables : vous avez donc besoin de règles, de policiers et de cours de justice. Et vous devez protéger le tout contre ceux qui pourrait l’attaquer de l’extérieur : vous avez besoin d’une armée.
Finalement, maintenant qu’un ensemble a été constitué, « la société civile », vous avez besoin de quelqu’un qui supervise le bien de l’ensemble, c’est « le gouvernement civil ».
Ceci est l’argumentation classique pour expliquer que l’homme soit par nature un animal social. On la retrouve chez Platon, Aristote, Thomas d’Aquin, Bellarmine et d’autres. C’est aussi l’argumentation selon laquelle le gouvernement tire son autorité de Dieu, puisque Dieu a créé la nature et nous a créés ainsi.
Platon nous demande de partir de l’abri, de l’habillement, de la nourriture et des chaussures parce que les animaux vivants ont besoin de ces choses mais visiblement les humains ne les ont pas à la naissance. (Comment quelqu’un pourrait-il se déplacer quelque peu sur le dur sol calcaire de Grèce sans de bonnes chaussures?) Nous parlons du « sens nuptial » du corps comme mâle et femelle, mais nous pourrions tout aussi bien parler du « sens social » du corps humain comme nu, un sens qui était évident pour les anciens.
Quand ils quittaient leur écurie pour leur foyer et y voyaient un jeune enfant emmailloté, ils voyaient la nature leur disant que nous, au contraire [des animaux] étions prévus pour vivre en coopération les uns avec les autres. D’un autre côté, quand ils se rendaient de leur foyer à la place du marché, ils y voyaient une institution naturelle prévue par la nature comme fondement originel de l’unité sociale.
Cependant, selon l’argumentation classique, bien que le marché et la société civile se développent d’abord pour remédier à ces choses dont la nature nous a laissés dépourvus, cela ne s’arrête pas à ce que Platon écarte avec dérision comme une simple « cité des porcs ».
Une fois l’indispensable fourni de façon stable, comme Bellarmine le fait remarquer, nous prenons conscience que que sans la société civile nous demeurerions « ignorants et dépourvus de sagesse, de justice et de beaucoup d’autres vertus alors que nous sommes nés dans ce but, expressément pour cultiver notre esprit et notre volonté » (De Laicis I.5) La société civile est indispensable pour l’un et l’autre. Essayez d’inventer le calcul, de concevoir des tables de vérité pour produire des cartes à puce, d’écrire une élégante sonate pour piano (après avoir inventé et construit un piano) ou de rédiger un précis d’anatomie humaine, rien que pour commencer.
Mais ce que dit Bellarmine sur cultiver la volonté est peut-être plus intéressant encore. Il prend pour hypothèse que la justice est la vertu cardinale qui prépare la volonté afin de la rendre déterminée à rendre à chacun ce qui lui est dû. « Il est impossible » dit-il « d »exercer la justice ailleurs qu’en société puisque c’est la vertu déterminant l’équité au sein d’une multitude ».
Disant cela, il fait écho à une opinion remontant à Thomas d’Aquin et Aristote. Ils pensaient que la volonté, plutôt que les simples émotions, était activée seulement quand nous voyons les autres « à bout de bras » pour ainsi dire. Dans la mesure où nous voyons les autres comme faisant partie d’une famille élargie ou d’une tribu, nous n’agissons pas envers eux avec la vertu de justice.
Probablement que le marxisme dans toutes ses formes, avec tous ses discours de justice, n’a jamais suscité des actes de véritable justice mais simplement un tribalisme de classe. Avec la société civile, cependant, apparaît la notion (bourgeoise) de « concitoyens reliés de façon impartiale ».
Je vous partage ces vues – toujours largement affirmées au sein du « libéralisme » de la création de l’Amérique, mais faisant maintenant partie d’un héritage perdu – parce que selon moi elles procurent une clef pour comprendre beaucoup de ce qui se passe actuellement.
Je ne vais vous donner que quelques exemples, pris presque au hasard.
Parce que nous sommes une société riche, nous concevons l’économie comme fournissant le luxe et non le nécessaire, et prévue pour la consommation, non pour la contribution. Par conséquent nous supposons que seules certaines activités sont « nécessaires » et que fermer les commerces et entreprises consiste à mettre un moratoire sur la consommation uniquement, non sur les formes fondamentales de la sociabilité humaine. Quand nous avons fermé ce type de sociabilité durant plusieurs mois, nous sommes surpris de voir arriver des émeutes destructrices.
En fermant non seulement les commerces et entreprises mais également les écoles et toutes les institutions culturelles afin de procurer quelques mois de vie supplémentaires à quelques-uns – et je ne parle pas des mariages, funérailles et offices religieux – nous déclarons que l’économie n’existe que pour assouvir nos besoins naturels : nous nous faisons citoyens de la « cité des porcs » de Platon.
Ce que l’on appelle le « capitalisme éveillé » est l’empoisonnement des sources de la coopération humaine par un point de vue essentiellement tribal marqué par l’intimidation et la réduction au silence des dissidents. Il ne reconnaît pas « le marché », considéré dans son ensemble, comme une source indépendante d’unité prévue pour nous relier comme êtres humains, en dépit de nos différences religieuses ou idéologiques souvent vives (comme Hayek l’a expliqué avec perspicacité dans un langage moderne).
Le rôle corrupteur du smartphone ne doit pas être négligé. Avec un smartphone, un jeune adolescent qui n’a apporté aucune contribution au « raffinement culturel de l’esprit et de la volonté » parfois appelé « civilisation » – qui est en fait dans l’impossibilité de faire une telle contribution – se flatte néanmoins qu’il est un extraordinaire « créateur » de contenu parce qu’il est capable d’éditer quelques vidéos transitoirement divertissantes (étudiez l’importance grandissante de Tik Tok).
Et ensuite les passions essentiellement narcissiques enflammées par le smartphone font rapidement fusionner le groupe dans la colère, une émotion qui, de notoriété publique, à toujours été – peut-être jamais autant que maintenant – en danger d’être confondue avec le sens de la justice.